
Un personnage sans histoire de la Drolatic Industry (c) Laetitia Rouxel
Avec Un personnage sans histoire, Gilles Debenat de la Drolatic Industry s’aventure en terrain accidenté. Voilà un spectacle qui vient questionner sa responsabilité de créateur : soit une marionnette, une très belle marionnette, créée un jour de grande inspiration, mais qui reste sans rôle et donc sans histoire. Comment lui trouver un emploi ? C’est le point de départ d’une recherche qui va confronter la créature à son créateur dans une série de mises en abîme drôles et habiles. Un spectacle découvert au Mouffetard CNMa.
C’est pour moi si :
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j’aime l’esthétique bande dessinée et l’esprit cartoon des créations de la Drolatic Industry
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je suis fasciné·e par la création et je suis heureux·euse d’apercevoir un peu de cette réalité derrière le voile
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j’ai envie de rire d’un spectacle qui ne se refuse ni le Grand-Guignol ni des registres plus subtils
Un spectacle qui contient un spectacle qui se contient lui-même
Un personnage sans histoire commence comme une conférence, ou peut-être comme une confession : Gilles Debenat vient expliquer, face public et lumières salle allumées, tout son embarras de créateur contrarié. Tandis qu’il nous raconte la genèse de l’une de ses marionnettes et ses difficultés à lui trouver un rôle dans une pièce, le castelet dans son dos, Antoine Malfettes, qui manipulera la marionnette par la suite, se tient immobile et coi dans un coin de la scène, caché sous une combinaison en tissu noir qui lui couvre jusqu’au visage.
Étrange tableau, qui annonce une bonne part de ce dont est fait ce spectacle : on va s’y intéresser à la marionnette autant qu’au marionnettiste, aux coulisses de la création autant qu’à la création elle-même, et le manipulateur ne sera pas le marionnettiste, ou plutôt si, mais en fait quand même pas. Cela deviendra plus clair avec le temps.
Quand la muppet du personnage sans histoire arrive ensuite en scène, dans l’espace du castelet, on comprend qu’il ait été impossible de la laisser sans emploi : avec son costume rayé de bagnard, sa gueule incroyable de clown un peu inquiétant à mi-chemin entre le cartoon et Beetlejuice, sa silhouette un peu voûtée et ses membres tout en longueur, elle a une présence indéniable.
On reconnaît immédiatement la patte de Gilles Debenat, le contraste des couleurs, la ligne claire et précise, l’expressivité. Et force est d’être d’accord avec ce qu’il nous en a confié avant même qu’elle nous soit dévoilée : elle bouge bien, avec quelque chose de l’insecte – du fait sans doute de ses articulations et de ses grands bras très fins.

Un personnage sans histoire de la Drolatic Industry (c) Laetitia Rouxel
Être ou ne pas être un personnage, la question est plutôt : quel personnage ?
La créature ainsi introduite par son créateur – l’introduction sous forme de pseudo conférence induit d’ailleurs un quiproquo cocasse avec les enfants présent·es, qui tentent d’engager le dialogue avec le marionnettiste – n’a pas d’histoire, et, dès lors, c’est cette absence même qui constitue la trame du récit. Tout se construit autour de cet espace négatif. S’enchaînent dès lors les saynètes dans lesquelles le personnage se raconte ou bien s’essaie à divers rôles, croisant au passage une autre marionnette tirée des limbes, un Bandersnatch frumieux – à moins qu’il ne s’agisse d’un Jabberwock ? – créé pour un autre spectacle et dont le rôle fut finalement coupé.
Dans une mise en abîme savamment orchestrée, on voyage sans cesse entre les niveaux de sens : morceaux d’essai, mise en scène de répétitions, biographie de la marionnette par elle-même, confessions de Gilles Debenat venant raconter les affres du créateur en panne d’inspiration, et, évidemment, quelques dialogues entre la marionnette et son constructeur, mais également entre ce dernier et le manipulateur qui l’assiste en scène.
On pourrait dire que le processus de création est l’objet même de Un personnage sans histoire, un spectacle créé pour faire un peu de lumière sur les tâtonnements parfois infinis qui mènent à force de travail à l’œuvre finie, et qui ont généralement lieu loin des yeux du public. C’est le spectacle d’un créateur qui se dévoile un peu, avec humour et une certaine distance, et confie quelque chose de la responsabilité qu’il ressent, en tant que démiurge capable de tirer des personnages du néant.
Un prétexte aussi pour mettre en scène les rouages de la création, y compris celle de la mise en scène elle-même – mise en abîme encore ! – : depuis l’idée originelle de ce personnage jusqu’au spectacle, en passant par les répétitions, les commandes de texte, l’adaptation de textes existants, la création des ambiances musicale et lumineuse… c’est une grande partie du processus d’élaboration d’un spectacle qui se retrouve résumée pendant les 50 minutes que dure la représentation.

Un personnage sans histoire de la Drolatic Industry (c) Laetitia Rouxel
Finesse de mise en scène et de manipulation
Ces mises en abîme au cube pourraient faire peur : on pourrait craindre la lourdeur d’un tel dispositif, mais en réalité il n’en est rien, loin de là. D’abord du fait de la nervosité – au bon sens du terme – du spectacle, dont le rythme assez toonesque fait que les gags et les péripéties se succèdent sans qu’on n’ait le temps de trop se demander combien de niveau de sens sont enchâssés les uns dans les autres. Et puis, l’humour dynamise toute la proposition, avec un sens de l’exagération là aussi très toonesque.
On apprécie également une belle capacité du spectacle comme du marionnettiste à se moquer d’eux-mêmes, on en veut pour preuve les deux scènes de pendaison, on vous laisse découvrir. On croit reconnaître à cet humour plein de malice la patte de Denis Athimon du Bob Théâtre… in fine, la marionnette fera le procès de son créateur : il faut bien tuer le père !
Et puis la qualité de manipulation y fait beaucoup. 90% du temps Antoine Malfettes est invisible, ce qui n’empêche pas que la fluidité et la précision, le sens du rythme et du phrasé… tout est impeccable. Mais Gilles Debenat a beau faire semblant de n’y pas toucher, il remet gants et cagoule à intervalles réguliers pour des scènes à deux manipulateurs. Ce n’est pas possible quand il joue aux côtés de la marionnette, que ce soit son propre rôle ou celui d’un personnage, tel ce juge campé dans un jeu masqué totalement grandiloquent qui le fatigué lui-même au bout de trois minutes…
Humour, finesse d’écriture, qualité de manipulation, voilà ce qui pourrait résumer Un personnage sans histoire. On ne peut trop recommander de s’y intéresser : il y a là un beau potentiel à passer un excellent moment.