Le Turak Théâtre est l’une des plus connues, et l’une des plus prolixes, des compagnies de théâtre d’objet et de marionnette. En créant Saga Familia au TNP Villeurbanne, l’équipe de Michel Laubu ne propose rien de moins que de « revoir la Grande Histoire à la lumière des lustres inconnus » : il s’agit donc d’atteindre l’universel au travers du particulier, de révéler ce que le petit a de grand. Un spectacle poétique, décousu, surréaliste voire psychédélique, truffé de bidouillages visuels et langagiers, pour partir explorer le passé d’un pays qui serait comme le reflet du nôtre, de l’autre côté du miroir…
C’est pour moi si :
- je ne suis pas dérangé·e par les spectacles en patchwork, un peu fous, où les fils rouges se cachent au milieu des métaphores
- j’aime l’inventivité, qu’elle soit langagière ou visuelle, qu’elle porte sur le fond ou sur la forme
- je suis d’accord que le rire peut être une bonne façon de parler du monde, y compris dans ses dimensions les moins réjouissantes
Le prétexte du musée et la dramaturgie des fragments
Tout commence par un banquet. Ou par un musée. Par un banquet dans un musée, une inauguration, un discours, quelque chose en tous cas qui se tient au milieu d’un plateau de théâtre très encombré, derrière une grande table qui le barre presque de cour à jardin. Le responsable a la bonne idée de nous prévenir : « Je vous rassure, je ne vais pas être bref ! » L’entrée en matière, peut-être un tout petit peu longue, plante les germes de ce que Saga Familia entend explorer : s’il y a musée, c’est qu’il y a Histoire, il y a racines, il y a ancêtres et personnages historiques.
C’est à une réflexion sur les couches sédimentaires qui constituent une identité nationale que nous convie le spectacle, au travers de cette métaphore du musée. Dès l’institution fermée, les objets prennent vie, un peu comme les souvenirs individuels ou refoulés restent néanmoins actifs dans notre inconscient. Loin des yeux du conservateur, d’étranges personnages entièrement blancs, arborant de grands sourires et des fraises à l’espagnole, se mettent alors à voyager de tableau en tableau, ce qui est le prétexte à une archéologie inventée, qui n’en présente pas moins de troublantes coïncidences avec l’histoire de notre société, tant il est vrai que la Turakie, pays imaginaire qui accueille les spectacles du Turak, pour étrange qu’elle soit, n’est finalement qu’un reflet – révélateur – de notre monde.
L’idée du musée sert donc de prétexte à introduire une dramaturgie par fragments, un portrait collectif par touches éparses qui ont chacune leur unité mais qui ne font pas immédiatement sens ni les unes avec les autres, ni avec le présent. On peut se perdre un peu entre les saynètes, mais on retrouve généralement un fil conducteur, qu’il s’agisse d’un personnage récurrent ou d’une métaphore visuelle. Il faut accepter ne pas tout comprendre, et que des personnages, à peine apparus, puissent aussitôt être escamotés pour ne jamais revenir.
La force subtile de l’invention constante
Saga Familia n’est pas un spectacle muet : il parle même beaucoup ! Mais tout ce qui se dit n’est pas forcément écrit pour faire sens : il s’agit avant tout de jouer, sans rechigner à se perdre dans des contrées surréalistes ou absurdes. Cette parole non narrative et non performative, qui est en réalité un exercice de forme, peut dérouter la·le spectateur·rice qui n’est pas un·e habitué·e de la Turakie. Les calembours et autres mots-valises font partie de la signature du Turak. On le sait, on l’attend, et Michel Laubu déçoit rarement en la matière : c’est avec plaisir que l’on parcourt en sa compagnie les « arbres génialogiques » de son pays imaginaire, qui n’est pas pour autant tout à fait un Pays de Cocagne, puisqu’il se révèle avoir eu ses guerres et ses autocrates. Les inventions langagières ne sont jamais si savoureuses que quand elles se doublent d’inventions visuelles, les unes étant imbriquées dans les autres : la découverte des « Casserololingiens » par exemple ne peut qu’arracher un sourire, et on n’aura beau être d’humeur bougonne on ne pourrait faire autrement que de s’amuser de ces jolies trouvailles.
En effet, l’autre signature du Turak, c’est la créativité avec laquelle les objets foisonnent, subissent transformations et détournements, composent un univers visuel étrangement familier, avec sa propre cohérence, et pourtant complètement différent de la réalité. Tout peut faire signe sur la scène de Saga Familia : les personnages, évidemment, mais également le moindre détail du décor, qui cite beaucoup de précédents spectacles du Turak, puisque le prétexte du musée s’y prête bien, avec une présence de l’emblématique robinet de laiton beaucoup plus discrète qu’elle a pu l’être dans d’autres spectacles comme Parades nuptiales en Turakie (notre critique) par exemple. Plusieurs figures sont récurrentes : l’œuf et le globe terrestre, particulièrement, objets chargés de sens, reviennent cycliquement. La forme du globe, métaphore à la fois du contenant et du contenu, possiblement en même temps origine de la vie et univers qui la contient, constitue l’une des constantes visuelles du spectacle. La boucle est bouclée quand un globe terrestre se retrouve dans un landau. Mais la sphère est aussi, finalement, la forme du nez du clown, qui nous indique que tout cela doit être pris avec un certain recul. L’écriture visuelle, on le voit, est inspirée, même si parfois certains détails semblent un peu gratuits, ou détenteurs d’un sens caché qui n’est jamais révélé – ce qui peut être frustrant.
Les personnages sont incarnés, en majorité, par des marionnettes portées avec une main prenante. Leurs corps flottent ainsi au gré des déplacements, ce qui offre un contraste avec leur main et leur tête qui, elles, sont manipulées avec précision et intention. On peut presque parler de travail de masque à propos du jeu marionnettique, tellement les visages sont forts – et parfois surdimensionnés – et tellement le jeu se concentre à cet endroit. La marionnette en tous cas convient très bien à figurer la galerie des fantômes qui sont convoqués pour recomposer l’histoire factice de la société turake. Il y a quelques variations dans la technique – on y croise aussi bien des marionnettes corporelles que des maquettes d’avion – mais dans l’ensemble l’emploi de la marionnette portée, qui donne un résultat à mi-chemin entre le réalisme et l’artifice complet, avec des personnages plafonnant à 1,50 mètre, correspond bien à la Turakie, dont la réalité est comme une image déformée de la notre réalité mondaine.
Mettre en scène des questions plutôt que des réponses
Chacun·e doit rester libre de retirer de ce spectacle ce qu’il ou elle y voit, et on ne s’aventurera donc pas à en donner un sens clos et définitif. On comprend bien à quelles réflexions peuvent mener ces effigies tirées d’un passé imaginaire qui fait allusion au nôtre, surtout à une époque où certains personnages politiques aiment à se draper dans des symboles du passé brandis comme des figures tutélaires au sens univoque, et donc réducteur. Le personnage du Roi Crocodile, dirigeant peu sympathique qui harangue les foules depuis son estrade, fait écho au populisme rampant qui envahit le discours public. La guerre et la violence ne sont pas non plus absentes de l’histoire de la Turakie. Comment s’en sortir ? Saga Familia semble privilégier l’humour et une forme de légèreté comme façon de relativiser, et de prendre du recul. Après tout, la vie n’est-elle pas une histoire racontée par un idiot, pleine de bruit et de fureur, et ne signifiant rien ? L’irruption du clown semble ici coïncider avec une sorte de lucidité. .. même si la poésie ne saurait servir de programme politique pour s’armer contre les avenirs tristes.
Pour ce qui est de la façon de mettre en scène le récit, ou, puisqu’il n’y a pas de récit à proprement parler, les vignettes, on peut saluer la confiance du Turak en son public, qui consiste à ne pas céder à la tentation de lui expliquer, dans un monologue à visée didactique, quel est le sens de ce qu’il voit. La marionnette et l’objet sont toujours autant adaptés pour donner vie à cette Turakie décalée, à la fois prochaine et lointaine. Les thèmes de la mémoire et du passé ne sont pas nouveaux pour le Turak Théâtre : on pourrait dire qu’il est consubstantiel au travail sur l’objet récupéré, puisque ce dernier arrive sur scène, quoi qu’on y fasse, chargé de son histoire antérieure, hors scène. C’était déjà, entre autres, le cœur du spectacle Incertain Monsieur Tokbar (notre critique), qui était une merveille de délicatesse. Mais il s’agissait alors d’une histoire intime, tandis que Saga Familia s’attaque à l’Histoire « avec une grande hache ».
L’idée-prétexte du musée conduit à un foisonnement parfois très dense d’objets sur scène, même si le sens global du spectacle est d’aller vers un plateau de plus en plus nu. La multiplicité des personnages et objets cachés dans divers contenants et exhibés au fur et à mesure du spectacle crée un plaisir de la surprise et de la découverte qui ne s’usent pas trop. La façon de rétrécir l’espace de jeu par le lointain, en mettant un rideau en travers de la scène, ce qui augmente à la fois la sensation d’encombrement du plateau et celle d’intimité, est une bonne idée. On est un peu moins convaincu par l’utilisation de l’espace derrière le tulle, révélé par un jeu de transparence, qui n’enrichit pas beaucoup le sens de ce que l’on voit.
Quant à l’accompagnement musical, il est toujours aussi soigné, là aussi avec des éléments qui créeront une grande familiarité pour les habitués du Turak, avec des petites ritournelles proches de la comptine enfantine, comme une façon d’inviter le public, inconsciemment, à renoncer à son sérieux et à son sens critique d’adulte bien formé. L’utilisation de la chanson Lucy in the Sky with Diamonds des Beatles est un clin d’œil astucieux, même si peut-être un peu daté, à la dynamique même du spectacle : que l’on souscrive aux déclarations de John Lennon affirmant s’être inspiré de Lewis Caroll, ou que l’on préfère la légende urbaine relevant que les initiales des noms utilisés dans le titre de la chanson forment « LSD », il s’agit d’une chanson aux paroles et à la musique psychédéliques, un voyage onirique à la rencontre de personnages étranges.
En somme, Saga Familia ne surprend pas, et c’est plutôt une bonne chose, sur la forme, toujours traversée par la même folie douce, la même humanité, la même ingéniosité. On sent que, peut-être, sur le fond, des choses plus graves sont suggérées… à charge pour le spectateur ou la spectatrice de voir jusqu’où iel veut plonger de l’autre côté du miroir, en compagnie d’Alice, de Lucy et de Michel Laubu.
GENERIQUE
Ecriture Michel Laubu
Mise en scène Michel Laubu et Emili Hufnagel
Avec Michel Laubu, Patrick Murys, Elodie Dubuc et Timothy Marozzi
En complicité plateau avec Simon Marozzi
Création Lumière Pascal Noël
Régie Christophe Millot
Musiques enregistrées Pierrick Bacher (composition), Frédéric Jouhannet (adaptation et violon), Jeanne Crousaud (chant), Fred Roudet (trompette)
Vidéo Timothy Marozzi
Construction masques, marionnettes et accessoires de Michel Laubu avec Charly Frénéa, Yves Perey, Géraldine Bonneton, Audrey Vermont, Marlena Borkowska, Paquita Guy
Costumes de Emili Hufnagel