Avec Tout le monde est là, créé pendant le Festival mondial des théâtres de marionnettes, le metteur en scène Simon Delattre (cie Rodéo Théâtre)propose un spectacle ambitieux, si on considère qu’il s’agit de théâtre de marionnette : 1h45, sept interprètes sur un grand plateau, cela flirte avec ce qui se fait de plus imposant en termes de dispositif dans la discipline. Sur le fond, l’histoire résolument optimiste d’une famille qui compose avec les normes sociales sur plusieurs générations : une histoire d’indéfectible affection sur fond de diversité des parcours, un questionnement sur la volonté d’être père, sous forme d’un récit où les fragments de plusieurs époques se mêlent et se confrontent. Abouti, soigné, joyeux, un spectacle engagé qui manque peut-être parfois un peu d’aspérités.
C’est pour moi si :
- je suis sensible au sujet des amours et des familles hors normes
- j’aime les sagas familiales à cheval sur plusieurs générations
- j’attends d’un spectacle qu’il me redonne espoir en l’avenir
Un kaléidoscope de réalités familiales hors normes
Tout le monde est là c’est une histoire de famille, qui se conjugue au pluriel et enjambe les générations. C’est, singulièrement, sous une forme romancée, l’histoire personnelle de Simon Delattre, le metteur en scène, qui a eu la prudence et l’intelligence d’en confier l’écriture à Mike Kenny. Prudence, car il arrive à ne pas être complètement pris par son matériau, évitant les pièges de l’autofiction qui n’arrive pas à se décentrer. Intelligence, car l’écriture de Mike Kenny est vive, drôle, avec une langue fluide et naturelle qui donne du peps à l’ensemble.
Quatre générations, des lignes de temps qui se croisent et se recroisent, des dialogues qui ont parfois lieu entre des personnages éloignés de presque un siècle, et pourtant l’ensemble reste très lisible. La focale, c’est la famille et la façon de faire famille hors des normes établies. S’il devait y avoir une protagoniste principale, ce serait sans doute Enki, la dernière génération, dont le point de vue ferme d’ailleurs la pièce. Elle incarne le présent, peut-être même le futur proche. Le passé proche, c’est Sébastien son père, qui a voulu un enfant avec un autre homme, Daniel, qui est donc le deuxième père. A cette génération s’adjoignent encore Céline, la meilleure amie donneuse de l’ovocyte dont est née Enki, et Julia la mère porteuse états-unienne. Une génération avant, Agnès, la mère de Sébastien, naît au sein d’une famille réprouvée par la morale de la société du début du 20e siècle. On assiste enfin à l’histoire d’une génération encore : Simone, mère célibataire, qui a déjà deux filles, rencontre Jo, l’artiste libre et séduisant mais déjà marié, qui n’en porte pas moins un amour réel à cette famille illégitime et recomposée, après que Simone eut décidé de ne pas avorter d’Agnès.
Raconter le réel avec humour
On se rend compte tout de suite que les choses ne vont pas être simples dans cette pièce, qui essaie de ne pas réduire les situations à une caricature simpliste. D’abord parce que les lignes de temps vont se percuter, dans des allers-retours que l’écriture textuelle et visuelle a réussi à rendre lisibles une fois qu’on a parfaitement compris qui est qui dans l’arbre généalogique. Ensuite parce que les thèmes abordés sont lourds, ils touchent à la sexualité, au désir d’enfant et à la parentalité, à la transmission, aux difficultés particulières rencontrées par un couple de deux personnes de même genre quand elles veulent faire famille.
C’est un matériau potentiellement sérieux – mais la pièce est traversée de mille petits morceaux d’humour qui désamorcent très efficacement le pathos ; par exemple, Simone l’arrière-grand-mère à propos de la grossesse qui suit la décision de ne pas avorter : “On pouvait faire l’amour sans s’inquiéter de rien, j’étais détendue. Jo ? Il est tout le temps détendu.” Mike Kenny confirme là qu’il est un habile monteur d’histoires. Le ton général de la pièce est positif, elle est traversée par l’affection, le rire, l’espoir. Les moments plus difficiles, les doutes, le regard des autres, ne sont jamais mis en scène : ces choses sont simplement dites, rapportés par les personnages dans leur discours, ce qui permet de l’articuler sans pour autant qu’elles ne viennent étouffer ce qui se passe au plateau.
Une interprétation vive et vivante
Du point de vue de l’interprétation des comédien·nes, lors des représentations données à Charleville, le spectacle tout juste né ne pouvait pas d’emblée tutoyer la perfection, ce qui est une chose normale. Il y avait donc des endroits où le rythme se cherchait, même si les interprètes semblaient déjà plutôt à l’aise et que le texte s’entendait bien. Aucun doute que cela s’effacera à mesure que le spectacle prendra de l’âge. Le jeu physique était globalement assez délié. Quelques problèmes de justesse parasitaient malheureusement certains moments clés, comme la scène à la maternité. Sans doute que les comédien·nes encore concentré·es sur des aspects techniques de leur jeu n’arrivaient pas encore à trouver la juste émotion d’un spectacle sur la famille et la génération.
On mentionnera le jeu extrêmement précis de Julie Jacovella dans le rôle d’Enki et de Chloé Lorphelin dans le rôle de Simone, et la capacité de Léopoldine Hummel à camper une femme libre et rayonnante dans le rôle de Céline. Dès que l’ensemble sera plus homogène, les comédien·nes gagneront en capacité à émouvoir le public, et à les emmener dans l’histoire. Ceci est d’autant plus nécessaire que la complexité de l’histoire, qui fait des sauts incessants dans la chronologie, peut mener les spectateur·rices à une gymnastique mentale qui les placerait sur un plan purement intellectuel, ce qui n’est manifestement pas l’objectif de Tout le monde est là.
La marionnette et son double, un pas de deux constant
En plus du jeu d’acteur·rice, la pièce installe d’emblée un jeu marionnettique, ce qui n’a rien d’étonnant au vu du parcours de Simon Delattre, le metteur en scène. Une des particularités de l’emploi des marionnettes – surtout des bunrakus de taille moyenne – dans Tout le monde est là tient à leur statut et à la façon dont elles coexistent avec les comédien·nes. Elles ne sont employées que pour figurer des personnages qui sont situés dans le passé, mais elles sont en outre redoublées par un·e interprète qui est costumé·e pour incarner le même rôle. Cela donne lieu à des jeux de double complexes, où la·le marionnettiste tantôt s’efface derrière la marionnette tantôt reprend en charge le rôle, sans que la symbolique ou la nécessité soient toujours évidentes : sans doute y a-t-il des clés, mais elles ne sont pas livrées. Cela donne aussi lieu à des interactions croisées humains-marionnettes nombreuses, qui ont la vertu de mettre les deux types d’interprètes, de chair ou de matière inerte, sur un pied d’égalité, en plus de créer des effets d’échelle cocasses.
Souvent, les marionnettes prennent les airs et volent, souvent pour simplifier les déplacements, les entrées et sorties, ce qui leur confère un caractère un peu irréel, qui souligne bien l’absence à leur endroit de visée naturaliste. Cela confirme qu’elles sont des évocations, des souvenirs, des choses légères en somme. C’est particulièrement vrai des quelques marionnettes de créatures en paillettes, d’une part des spermatozoïdes manipulés avec des tiges faisant la course entre eux, d’autre part une araignée disproportionnée qui tient une place particulière dans le mythe construit autour de l’arrière-grand-mère Simone, et dans la métaphore même de la pièce (“Il y a sûrement un endroit où commence la toile, où tout commence…”). Relativement à cette dernière, on comprend l’envie de faire de l’araignée une marionnette à fils, mais cela génère des contraintes supplémentaires en termes de manipulation, d’accès à une position surplombante, et de construction du castelet, dont on se dit qu’elles vont un peu loin pour fabriquer une scène aussi courte et anecdotique.
Une atmosphère joyeuse de surboum
Peut-être pour insuffler un peu d’énergie joyeuse et vivante, peut-être pour désamorcer quelque peu le poids éventuel que peuvent avoir les thèmes abordés pour une partie du public – les personnes adoptées, celles qui ne connaissent pas leurs parents, celles qui ont avorté, celles qui n’arrivent pas à avoir d’enfants, celles qui préféreraient n’avoir pas eu la famille qui leur a été donnée… nombreuses sont les possibilités d’accident ! – le choix a été fait de glisser quelques chansons dans la pièce… en anglais, ce qui est un peu étrange sauf si on le voit comme un écho au fait que la GPA mise en scène a été conduite aux Etats-Unis. En tous cas, les musiques sont signées Léopoldine Hummel (Léopoldine HH) qui les interprète également, et c’est une pépite derrière ses synthés, encore plus solaire en musicienne qu’en comédienne, ce qui n’est pas peu dire. Elle amène beaucoup de joie et d’émotion, notamment quand elle ouvre la pièce avec une chanson aux paroles très métaphoriques : “There are paths across the ocean / That you cannot see…”.
La scénographie est à la fois imposante et simple : dans une dominante bois, une passerelle traverse le fond de scène de part en part, et deux avancées à cour et à jardin servent respectivement à accueillir les instruments de Léopoldine et à réserver un espace notamment pour les scènes où Daniel et Sébastien sont chez eux. Au centre, une grande structure mobile peut être fermée de rideaux et faire office de castelet, comme elle peut juste constituer un élément de la passerelle ou être détournée pour figurer un bar par exemple. Cette disposition laisse respirer un vaste espace central, qui peut se transformer en dancefloor. Le travail des lumières, globalement assez naturel, renforce la tonalité sereine et lumineuse de l’ensemble.
Le parti-pris de l’amour
Le parti-pris adopté est de faire de ce récit familial une parabole belle et joyeuse, une projection optimiste sur l’avenir. Elle n’escamote pas toutes les difficultés, mais ces dernières sont toujours reléguées à l’espace de la narration : on les raconte, mais on ne les incarne jamais. Ainsi, l’homophobie ou les douleurs de l’enfantement existent, mais pas dans l’espace de jeu. Et ce sont des problèmes qui se résolvent à mesure qu’ils sont énoncés… ou qui sont simplement ignorés. Seule exception à cette règle, l’apparition courageuse de Simone et de ses trois filles aux funérailles de Jo, malgré l’opposition de la famille légitime du défunt.
Cette relégation de la difficulté hors de l’espace de la figuration contribue beaucoup à la légèreté globale de l’œuvre, qui est l’un de ses atouts et une bonne part de son charme. Il s’agit de construire un récit “empouvoirant”, une vision optimiste de la famille où le désir d’aimer, sous toutes ses formes, permet de construire un cocon heureux et solide, des liens de bienveillance inaltérable entre des personnes qui se choisissent – un choix qui peut se faire outre et au-delà d’éventuels liens biologiques, comme le montre la discussion entre Enki et sa mère génétique Céline.
Des choix très politiques
Certains pourraient qualifier ce choix de tout de passe-passe ou de facilité, mais il ne faut pas oublier que Tout le monde est là est clairement une œuvre militante, et cette atténuation de la dureté du réel est au service de cette entreprise – l’ensemble est cohérent. Le spectacle ne vise pas à créer un débat, à explorer le pour ou le contre : il prend un parti, et il a l’honnêteté de ne pas le cacher. C’est une approche parfaitement défendable, même si tous les débats ne sont pas illégitimes en la matière, et que cela revient à en escamoter qui sont nécessaires.
Un exemple, la question éthique autour de la maternité pour autrui n’est pas même esquissée : la GPA mise en scène avec le personnage de Julia est ainsi présentée comme une chose belle, libre et simple – ce qu’elle est, en l’espèce, comme le sont sans doute en général les GPA menées dans des pays développés. Mais cette représentation univoque fait par conséquent l’économie de rappeler le fait que ce n’est pas le cas sur l’ensemble de la planète en fonction des conditions concrètes dans lesquelles se trouvent les mères. Il est dommage que la volonté de présenter la GPA comme un geste magnifique et généreux, défendable dans une démarche visant à offrir un récit positif pour les familles atypiques et vulnérables de ce fait, invisibilise au passage les souffrances d’autres personnes en situation de vulnérabilité. Pour relativiser cette remarque, il n’est pas tout à fait juste d’assigner le théâtre à toujours rendre compte de l’ensemble du réel, comme s’il devait se charger de la totalité des enjeux politiques de son époque – le moins que l’on puisse dire c’est que ce spectacle est déjà engagé, et prend déjà sa part de débats complexes, aussi doit-on sans doute se retenir de trop lui en demander.
Au final, Tout le monde est là apparaît comme une pièce particulièrement soignée, délibérément lumineuse, organisée pour décortiquer – un peu – la question de la paternité et pour proposer – beaucoup – un récit positif autour des familles atypiques… dont on réalise peut-être là qu’elles constituent, et depuis longtemps, un large échantillon des pratiques réelles.
La pièce est donnée à Pantin (93) les 8 et 9 novembre à l’instigation du Mouffetard CNMa, puis bénéficie d’une large tournée un peu partout en France.
GENERIQUE
écriture Mike Kenny
traduction Séverine Magois
mise en scène Simon Delattre
collaboration artistique Yann Richard
avec Salomé Benchimol, Jérôme Fauvel, Léopoldine Hummel, Julie Jacovella, Chloé Lorphelin, Pier Porcheron, Philippe Richard
musique Léopoldine Hummel
scénographie Tiphaine Monroty assistée de Séraphine Boucreux (stagiaire)
coach marionnettes Aïtor Sanz Juanes
création lumière Jean-Christophe Planchenault
création son Julien Lafosse
construction des marionnettes Anaïs Chapuis, Marion Belot et Aïtor Sanz Juanes
construction du décor Atelier du Grand T, Théâtre de Loire-Atlantique
costumes Clémence Delille assistée d’Elise Appenzeller (stagiaire)
couturières Odile Delattre, Angèle Gaspar, Tiphaine Pottier
régie lumière Jean-Christophe Planchenault en alternance avec Chloé Libereau
régie son Julien Lafosse en alternance avec Laurent Le Gall
régie plateau Marion Pauvarel en alternance avec Romain Ducher
régie générale Jean-Christophe Planchenault
administration / production Bérengère Chargé
production / diffusion Claire Girod
administration de tournée Mathilde Ahmed Sarrot
communication / production Iseult Clauzier
Visuel : Simon Gosselin