Terreur de la cie Les Yeux Creux © Hervé Dapremont

Terreur de la cie Les Yeux Creux © Hervé Dapremont

Avec Terreur, présenté pour la première fois au Festival mondial des théâtres de marionnettes, Antonin Lebrun (cie Les Yeux Creux) s’essaie à une épure fascinante. Avec une simple marionnette portée, sans texte, sur un plateau nu, en une demie-heure, il propose de poser le regard sur une incarnation de la souffrance. C’est aussi brillant que c’est dépouillé, sans aucun doute l’un des meilleurs spectacles du IN cette année.

C’est pour moi si :

  • j’aime les films d’horreur et les sensations fortes
  • j’aime les spectacles dépouillés où toute l’attention est focalisée sur la marionnette
  • j’aime passer 30 minutes à discuter de sa création avec le marionnettiste après le spectacle

Un visage de la souffrance

A l’entrée en salle, Antonin Lebrun se tient à l’avant-scène et regarde entrer le public. Silencieux, presque immobile, il prend soin d’établir un contact visuel avec chacune et chacun, installe sa présence, la rend familière. C’est une prise de contact qui instaure une forme de proximité et de confiance, mais qui instille aussi un tout petit malaise, subtilement, tant il est inhabituel d’être ainsi observé·e par l’artiste : c’est une inversion des rôles, les regardeur·euses deviennent regardé·es. Le tout, avec un sourire en coin, et sans un mot. Il y a de quoi être légèrement déstabilisé·e. Sur le plateau nu, au lointain, on voit comme un petit paquet en forme de boule, sur le sol.

Puis le noir se fait et la scène d’exposition commence, sous forme d’un long crescendo parfaitement maîtrisé. Le petit paquet en boule, c’est la marionnette, et le marionnettiste prend tout son temps pour la déplier, lui donner progressivement vie. Recroquevillée comme elle est, entre les bras de l’homme, elle pourrait ressembler à un fœtus : petite, fragile, à vif, avec une tête disproportionnée sur un corps chétif. Le tout se fait dans la pénombre, sous une douche de lumière qui laisse les détails dans le noir et dont l’intensité varie lentement selon de lentes pulsations auxquelles fait écho la musique. Il y a là la suggestion d’un battement de cœur.

A l’issue de cette naissance, on découvre finalement le visage de la créature, alors qu’elle nous est présentée, brandie à bout de bras au-dessus de la tête du marionnettiste, et ces traits effrayants, l’espace d’un instant, se confondent dans les ombres avec ceux de l’humain. Une fois l’être posé à terre, il commence à respirer, dans un râle laborieux. A peine a-t-il pris sa première bouffée d’air qu’il semble suffoquer, ses mains se portent à son visage comme pour le griffer tandis que son corps se tord. Commence alors la danse terrible de la créature et de son créateur. Ils apparaissent indissolublement liés : quand le second pose la première, et que la créature se trouve ainsi comme morte sur le sol, il se retrouve immédiatement dans l’état que la marionnette avait traversé en dernier, comme s’ils n’étaient qu’une seule personne résidant alternativement dans deux corps.

Une leçon de théâtre de marionnette

Sans raconter ce qu’il se passe ensuite, on peut souligner pourquoi ce spectacle réussit à glacer les sangs et à saisir aux tripes. L’une des raisons, et pas la moindre, est la construction de la marionnette, qui prend la forme d’un écorché miniature aux traits saisissants. Les membres malingres, la chair rouge à vif, les touches de blanc qui suggèrent l’affleurement d’os, le crâne hors de proportions et les bras trop longs, sont autant d’éléments soigneusement travaillés, épouvantablement caricaturaux, trop proches de la réalité pour ne pas être dérangeants. Le visage est une absolue réussite : sa bouche démesurée ouverte sur un rictus abominable, ses dents qui luisent dans sa bouche béante, son regard vide d’une absolue fixité, Antonin Lebrun a su trouver les traits de la souffrance incarnée. Qui, pour autant, peuvent aussi jouer la surprise et l’effroi, au besoin.

La manipulation également est admirable. Elle est d’une grande précision, et la marionnette, qu’elle soit portée ou posée au sol, a mille petits mouvements des mains et de la tête qui la rendent effroyablement vivante. Les premiers mouvements de la cage thoracique de la créature sont si crédibles, les sons de sa respiration qui s’étrangle tellement convaincants, qu’on entrerait presque soi-même dans une crise d’angoisse par effet miroir. Antonin Lebrun sait parfaitement s’effacer pour laisser toute la place à ce cauchemar incarné qu’il anime. Et quand la marionnette prend conscience de l’existence de l’homme qui la porte, le jeu entre les deux personnages est parfaitement convaincant, bien dissocié. L’illusion prend si bien qu’on en viendrait à craindre que l’artiste ne soit blessé par le petit monstre.

La relation fusionnelle entre l’homme et la marionnette écorchée se traduit finalement par une sorte de danse, qui pourrait également être une transe. Quasiment tout du long des 30 minutes que dure le spectacle, la créature aura été accrochée au créateur, comme une extension ou peut-être bien une tumeur. La relation entre les deux corps dit la fusion, mais aussi une forme de menace et de lutte, et enfin, peut-être, une sorte d’harmonie. L’interprète ne ménage pas ses efforts dans l’engagement physique qu’il met au service du spectacle : il suffit de le voir à la fin de la représentation, épuisé et à bout de souffle, pour s’en convaincre.

Un spectacle intense et élégant

Sans aucun doute, Terreur est un spectacle qui jour sur le registre de l’horreur. La marionnette est un visage de la souffrance, archétypal, caricatural même, mais éminemment reconnaissable. Le plus dur, dans ce spectacle, ce ne sont pas forcément les râles et les cris, ou les contorsions de la marionnette : c’est plutôt le mystère du lien qui relie cette souffrance incarnée avec cet homme sur le plateau, c’est certainement aussi le souvenir de la souffrance que chaque membre du public a un jour ressentie, ou au moins observée. Il y a quelques expériences universelles, et la douleur physique ou morale en est une. C’est ce fonds commun que Terreur convoque pour susciter une forme d’empathie, avec une efficacité redoutable. Pour offrir la possibilité d’une catharsis à la fin, selon la façon dont on choisit de voir la fin du spectacle, qui n’impose pas un sens de lecture prédéterminé.

Ce n’est pas pour autant une proposition univoquement sombre et étouffante. Il y a aussi des occasions de rire, notamment au moment où la marionnette prend conscience qu’elle se trouve sous le regard du public. Ce sont des moments de répit bienvenus. Il y a des tableaux très ciselés, simplement beaux, qui parlent davantage à la sensibilité esthétique qu’ils ne jouent sur l’émotion. Il y a des moments de mystère et presque de tendresse – ce qui, d’une certaine manière, est tout aussi effrayant. C’est un spectacle complexe, qui traverse de nombreux états différents. La tension est redoutablement bien construite : elle peut monter très haut, mais elle offre aussi des temps de respiration.

C’est un bonheur d’assister à un spectacle qui construit aussi intelligemment le rapport au public, et le rapport entre marionnette et marionnettiste. Un plaisir de voir qu’avec un éclairage simple, un accompagnement musical bien conçu, trois fois rien au plateau, une simple marionnette, on peut captiver les spectateur·rices et susciter une empathie telle qu’iels finisse par ressentir dans leur corps l’effet que le spectacle produit sur iels. Il y a aussi une humilité chez Antonin Lebrun qui est très plaisante, dans sa façon de se tenir dans l’ombre de sa marionnette, dans la considération qu’il lui donne, dans sa disponibilité aussi pour rencontrer les spectateurs et les spectatrices, dans l’élégance enfin qui consiste à accepter que le temps juste, pour sa proposition, est ce format un peu inhabituel de 30 minutes.

Terreur, définitivement, est un spectacle qui vaut la peine qu’on s’y intéresse de près.

GENERIQUE

Mise en scène, construction et interprétation – Antonin Lebrun
Régie Son/lumière – Romane Rosser
Musique – Jean-Baptiste Lebrun
Regard extérieur à la mise en scène – Simon Le Doaré
Regard sur la Manipulation – Mila Baleva
Création Lumière – Vincent Bourcier