Antonin Lebrun (au centre) et Améthyste Poinsot (à droite) dans Richard III de la cie La poupée qui brûle

Antonin Lebrun (au centre) et Améthyste Poinsot (à droite) dans Richard III de la cie La poupée qui brûle

Le nouveau spectacle de la compagnie La poupée qui brûle, mis en scène par Yoann Pencolé, propose une version marionnettique mais fidèle au texte de Richard III de Shakespeare, avec Antonin Lebrun dans le rôle-titre. En près de deux heures, on fait le tour de la folie du prince devenu roi et de tout ce que le texte peut offrir d’épique. Une version qui se distingue particulièrement par son visuel soigné et une utilisation audacieuse de la marionnette, très appréciée par le public du Théâtre de Châtillon lors du festival MARTO.

 

C’est pour moi si :

  • j’aime les pièces de Shakespeare sans être un⸱e puriste intransigeant⸱e
  • j’ai envie d’être séduit⸱e par un spectacle de marionnettes formellement soigné
  • j’aime être pris⸱e dans la tension entre une intrigue engageante et des éléments d’interprétation qui créent de la distanciation

Une métaphore marionnettique employée à bon escient

Ce n’est pas la première fois que Shakespeare est porté au plateau avec des marionnettes – c’est même tellement courant que le journal Manip y consacrait un dossier il n’y a pas si longtemps. La marionnette et les arts associés ne boudent ni les auteurices vivant⸱es, ni les classiques – certain⸱es s’en sont même fait une spécialité. La pertinence de montrer Richard III aujourd’hui est plutôt évidente : cet autocrate manipulateur et menteur, complètement égocentrique car profondément blessé dans son ego, n’est pas sans rappeler certains dirigeants contemporains (l’absence d’inclusif est voulue) dont le comportement ne connaît pas beaucoup moins de dérèglements. Sans doute aurait-on pu trouver la même critique sous la plume d’un⸱e contemporain⸱e, mais Shakespeare garde un attrait irrésistible dans le théâtre occidental. Mais quid de son adaptation en marionnette ?

La métaphore marionnettique reposant sur la tension manipulateur-manipulé convient très bien à cette pièce où le personnage de Richard III, prince difforme et mal-aimé, complote pour accéder au trône, laissant dans son sillage un amoncellement de cadavres dont les moindres ne sont pas ceux de ses propres frères et neveux. Au plateau, le prince devenu roi est presque seul à être fait de chair : les autres membres de la famille royale et de la cour sont tous et toutes représenté⸱es par des marionnettes à taille réelle. A mesure que Richard III s’empare des adversaires qu’il gagne à sa cause à force de manipulations – la première étant Anne, conquise alors même qu’elle se tient au chevet de son époux défunt, assassiné par ce même Richard dans un temps situé avant le lever du rideau – Antonin Lebrun, qui joue le prince machiavélique, prend le contrôle des marionnettes correspondantes. Le comédien-marionnettiste manipule, de ce fait, assez peu, mais chaque occasion est chargée de sens.

 

Une large galerie de personnages marionnétisés

Les marionnettes employées dans la pièce majoritairement sous forme de marottes complétées par des épaules qui leur dessinent un buste mais leur confèrent un côté diaphane et éthéré, un flottement de fantômes sans jambes. Antonin Lebrun et Clara Stacchetti ont travaillé à leur donner des visages aux traits simples mais clairement distincts, et les ont vêtues selon un code couleurs qui permet de distinguer aisément les différentes factions. Quelques marionnettes font exception à cette construction, pour rechercher des effets particuliers. Ainsi d’Hastings, personnage bonhomme représenté comme une marionnette-sac géante, ou du maire de Londres, ridiculisé, représenté avec une immense fraise d’où sort une tête qui coulisse de haut en bas sur un cou gracile. Ainsi également, mais pour un effet contraire, de Margaret, dont la marionnette géante aux bras disproportionnés lui confère un statut surnaturel, monstrueux même, à la mesure de son rôle de mère et d’épouse éplorée maudissant Richard, ce dernier semblant se perdre dans les plis de la jupe de la marionnette qui le recouvre.

Le fait d’employer des marionnettes – trois manipulateurices masqué⸱es leur sont dédiées : Yann Hervé, Améthyste Poinsot, et Lucile Ségala – permet, malgré une distribution de taille modeste, de faire vivre une très large galerie de personnages, et de tous les placer sur scène en même temps. Il faut, pour cela, avoir l’audace de laisser une partie des marionnettes en vue immobiles, posées sur un support qui les fait tenir debout. La très bonne gestion du focus de l’attention des spectateurices permet de garder la tension au plateau, de ne pas briser trop souvent la convention théâtrale qui repose en partie sur l’illusion marionnettique.

La partition des marionnettistes est complexe et physique : pour ne pas abandonner trop longtemps un personnage donné, et conférer une dynamique à l’ensemble, iels sont obligé⸱es d’être partout à la fois. Iels s’en tirent bien, très bien même. Les mouvements sont économes, il n’y a pas de gestes inutiles, et la plupart des personnages importants trouvent une corporéité qui les distinguent des autres. On pourrait juste regretter que, la plupart du temps, les marionnettes soient sorties de scène peu cérémonieusement, empoignées puis emportées comme de vulgaires objets – en même temps que cela conforte une dimension de distanciation dans le spectacle, les marionnettes, peu réalistes, étant clairement montrées pour ce qu’elles sont.

 

Un spectacle visuellement très construit

Les tableaux immobiles sont soigneusement construits : effets de découpage lumière, effets de profondeur grâce à une arrière-scène fermée par des rideaux qui s’ouvrent sur des visions tantôt grandioses, tantôt horrifiques. La scénographie, intelligemment pensée par Alexandre Musset et Yoann Pencolé, est très modulaire et accompagne parfaitement à la fois la construction visuelle et la construction métaphorique de la pièce. Le plateau est en effet recouvert de praticables, qui reposent sur des pieds qui permettent facilement de les surélever voire même de les incliner. Du début où ils forment un carré au sol, comme un parquet de bal, jusqu’à la fin où ils figurent l’impossible chaos d’un champ de bataille, ils se prêtent à diverses configurations qui mettent en scène la situation de Richard III, selon qu’il trône en majesté – du moins le croit-il – ou qu’il se couche dans un trou ressemblant fort à une tombe avant d’être visité par des spectres la veille de sa mort.

Dans sa globalité, ce Richard III est donc conçu pour être un régal pour les yeux, alors même qu’il ne repose pas sur une débauche de moyens. Les ambiances lumineuses en clair-obscur, qui laissent souvent la périphérie du plateau dans l’ombre, soulignent à la fois le caractère sombre et tragique de la pièce et ses dimensions fantastiques – c’est un monde dans lequel les spectres et les malédictions agissent, ou du moins semblent agir. Parfois, les choix de mise en image sont curieux, comme l’assassinat des deux enfants d’Edouard figurée par des mouvements saccadés de mains sous un drap blanc : on met quelque temps à comprendre cette allusion très métaphorique, et on se demande si c’est traité ainsi parce que ce crime constitue le comble de l’horreur et qu’il faut signifier qu’il est si odieux qu’il en devient immontrable.

 

Des personnages archétypaux de tragi-comédie

La parti-pris de traitement des personnages est celui du contraste : les personnages secondaires sont souvent tirés vers la bouffonnerie, tandis que Richard et ses plus fidèles affidés sont particulièrement sinistres. Cette juxtaposition crée une dynamique et une lisibilité, en même temps qu’elle ôte de sa subtilité à la pièce en la rendant assez manichéenne. Le personnage central est à la fois ridicule et abominable, avec dans son apparence, dans ses boitements et dans ses épaules tordues, quelque chose du Pingouin campé par Danny DeVito dans le Batman de Tim Burton. Antonin Lebrun s’en donne à cœur-joie dans cette partition dans laquelle il se révèle parfaitement à l’aise. Non content d’être un constructeur et un marionnettiste de talent, il rappelle là qu’il a aussi toute l’étoffe d’un grand comédien.

Pour lui donner la réplique, tous les autres personnages sont incarnés par deux « porteurs de voix », Achille Grimaud et Katia Lutzkanoff, juché⸱es sur une estrade à jardin, qui interprètent au micro toute la large galerie des York, Woodville et autres Lancaster, dans une sorte de « parler-pour » que n’aurait pas renié François Lazaro. Iels s’en sortent très bien, avec des voix très clairement identifiables pour chaque personnage, et le dispositif, pour inaccoutumé qu’il est, fonctionne parfaitement une fois qu’on en a pris l’habitude. De cette façon, également, le spectacle crée une forme de distanciation.

 

De bonnes idées et de l’audace

En somme, des choix faits par Yoann Pencolé dans sa mise en scène, on ne retient que de bonnes idées, qui signent une belle audace formelle. Adapter Shakespeare est toujours périlleux ; l’adapter en marionnette, pour un grand plateau, l’est sans doute encore davantage. Le résultat est beau et prenant : en près de deux heures de spectacle, on n’a aucunement le temps de s’ennuyer. Seule interrogation, le choix de faire appel à des moments dansés dans le spectacle laisse un peu interdit, non que l’interprétation par les danseur⸱euses soit mauvaise – bien au contraire – mais la façon dont ils contrastent avec les autres techniques utilisées plutôt que de s’y tisser laisse penser que l’inspiration à manqué pour les intégrer de façon harmonieuse dans le reste du spectacle – à l’exception peut-être de la scène d’ouverture, où le kata de boken chorégraphié est une jolie manière de métaphoriser une guerre.

C’est donc une pièce de qualité que ce Richard III, formellement très aboutie, resserrée sur une intrigue haletante, et on espère qu’elle rencontrera le succès qu’elle mérite.