
Le Salon de l’Etrange de la Fabrique de théâtre insolite durant le Micro-festival de marionnettes inachevées © Dominic Bérubé
Le Micro-festival de marionnettes inachevées est un événement très singulier : organisé par une compagnie, Les Sages Fous, dans la ville où iels sont implantés historiquement, Trois-Rivières, il propose au public de venir découvrir des formes inahcevées c’est-à-dire des spectacles encore en cours de création, à diverses étapes de leur construction, qui ont comme point commun de se rattacher au théâtre insolite, donc plutôt à la marionnettes et aux formes qui s’y apparentent. Pour la 13e édition, qui a eu lieu en novembre 2024, les Sages Fous ont pu accueillir les spectateurices pour la première fois dans leur Fabrique tout récemment rénovée. Récit d’une soirée faisant suite à une semaine de fébrilité.
Bienvenue à la Fabrique de théâtre insolite
Il est 18 heures 30 le vendredi 29 décembre à Trois-Rivières et le Salon de l’Étrange commence à s’animer du bruit de nombreuses conversations. Derrière le nom presque inquiétant de ce lieu se cache en réalité un foyer de théâtre sympathique et chaleureux, avec son bar et sa petite particularité architecturale, un énorme conduit de cheminée en briques maçonnées qui traverse le milieu de la pièce. Nous sommes chez les Sages Fous, compagnie de « théâtre insolite » québécoise aussi vénérable que célèbre, dans son lieu nommé la Fabrique. Catherine Thériault, l’administratrice de la compagnie, vient de valider notre billet et de nous diriger dans cet espace qui comprend, entre autres choses, le vestiaire.
Le public s’attroupe dans ce Salon de l’Étrange parce que ce soir est le premier soir de la 13e édition du Micro-festival de marionnettes inachevées. Une édition particulièrement attendue puisque la précédente date du temps de l’avant-Covid. Et d’autant plus exceptionnelle que le lieu où nous nous trouvons, la Fabrique de théâtre insolite, sort d’une rénovation qui a duré de nombreuses années, de sorte que c’est la première fois que les membres des Sages Fous peuvent accueillir leur festival chez elleux, dans leur propre lieu, qui d’un simple atelier s’est étendu à tout le bâtiment patrimonial de l’église Saint-James et au-delà, avec une salle de représentation dans la chapelle dotée d’un gradin de 70 places, de nombreux espaces de travail pour les compagnies de passage, et, justement, un beau lieu de convivialité, chaleureux bien qu’un peu sonore.
Ces spectateurs et ces spectatrices qui ont pris leur billet pour la soirée sont majoritairement des habitué⸱es, qui savent qu’iels viennent voire des pièces « en chantier ». C’est le concept du festival : permettre une rencontre entre le public et plusieurs oeuvres dramatiques qui ne sont pas finies, avec des degrés de maturité différents, certaines étant à peine au début du processus, d’autres étant toutes proches de pouvoir faire leur « première », c’est-à-dire d’être programmées sous une forme officiellement considérée comme achevée. On peut se demander d’ailleurs – et certain·es artistes avec lesquel·les j’ai discuté pendant le festival étaient plutôt d’avis contraire – si une œuvre peut vraiment être « achevée » un jour. En tous cas, pendant ce festival, les pièces rencontrent souvent le public pour la première fois dans leur parcours de création.

Une installation à l’entrée de l’atelier des Sages Fous durant le Micro-festival de marionnettes inachevées © Dominic Bérubé
Toustes partenaires, marionnettistes et public
Alors, bien sûr, puisque c’est le concept, ces œuvres sont inachevées, et souvent fragiles, et les artistes dans un état de « fébrilité », comme le répète souvent South Miller, codirectrice artistique des Sages Fous. Mais ces spectateurs et spectatrices sont justement là pour ça. Et le petit miracle qu’est ce Micro-festival tient sûrement très précisément à cela : au fait que le public ait conscience d’être invité non pas à consommer passivement des produits finis mais au contraire à jouer un rôle majeur dans la maturation des spectacles qui lui sont présentés. Jacob Brindamour, codirecteur artistique des Sages Fous, est fier, à juste titre, de cette prise de conscience de son rôle par ce public à la fois fidèle et bienveillant. Il explique que l’incomplétude des formes présentées a dérouté les spectateurices les deux ou trois premières éditions – la première remonte à 2002 – mais qu’une fois installée l’idée que les artistes étaient là parce qu’iels avaient besoin des retours du public, le succès de l’événement ne s’est plus démenti, et les festivalier⸱ères se sont fait un devoir de donner leur avis sur les spectacles.
Barbara Métais, marionnettiste française invitée pour cette 13e édition, résume joliment la dynamique à l’œuvre : à Trois-Rivières, les spectateurices sont « partenaires » des artistes. Il faut dire qu’un dispositif complet les y invite. D’abord, chaque prise de parole de South Miller, depuis le mot d’accueil jusqu’aux remerciements finaux, contient un rappel de ce que les artistes sont avides de recevoir ces retours. Ensuite, le Salon de l’Étrange est équipé de façon à faciliter au maximum la collecte des avis des spectateurices : sur chacune des tables, un panneau recouvert de papier offre un large espace d’expression, et, en plus, une « boîte à retours » est placée sur le chemin de la sortie, pour celles et ceux qui voudraient laisser quelques mots de façon plus discrète. Partout, des feutres et des stylos sont disposés à portée de main, ainsi que des feuilles.
Et puis – peut-être surtout – plusieurs bénévoles du festival sont constituées en « brigade des retours », chargées de poser aux membres du public des questions que les artistes elleux-mêmes ont préparées avant l’ouverture, de façon à obtenir des commentaires ciblés sur le ou les points qu’iels souhaitent élucider. Cette « brigade » étant appelée sur beaucoup d’autres fronts – bar, entrée dans les salles, vestiaire… – elle n’a pas les moyens de récolter l’opinion de chacun⸱e des spectateurices présent⸱es, mais l’effort permet tout de même une récolte conséquente.

L’installation « Radioactive » de Mafalda Silva durant le Micro-festival de marionnettes inachevées © Dominic Bérubé
Marionnettes inachevées, fébrilité, plaisir, solidarité
On pourrait se dire que l’événement est une juxtaposition de sorties de résidences, groupées dans le même temps et dans le même espace. Il n’en est rien. D’abord du fait du dispositif très particulier qui vient d’être décrit. D’autre part parce qu’il s’agit bel et bien d’un festival, avec le même foisonnement de propositions, la même atmosphère d’excitation, la même invitation à la découverte de formes parfois très éloignées les unes des autres, la même ambiance de fête. Et puis, il y a aussi la même fatigue pour les artistes, la même nécessité de s’accommoder des contraintes des lieux et de la programmation. C’est très stimulant, même si c’est épuisant. Tout ne marche pas du premier coup – la circulation du public sera, par exemple, infiniment plus fluide le samedi que le vendredi. Les propositions s’enchaînent, et en tant que membre du public on n’est jamais assis⸱e très longtemps dans la même salle.
Et puis, il y a une chose qui n’est pas visible pour les spectateurices mais qui ne s’en ressent pas moins : c’est l’entente et la solidarité entre les personnes embarquées dans cette aventure, au premier rang desquelles les artistes, mais aussi les bénévoles et les salarié⸱es de la Fabrique. L’énergie de ces deux soirées ne serait pas la même sans ce subtil ingrédient, qui n’est rendu manifeste qu’à une heure très avancée de la nuit, quand l’équipe au grand complet est réunie sur le dancefloor sous l’œil des deux ou trois dernier⸱ères spectateurices.
Cette entente, cette solidarité, elles se forgent tout au long de la semaine de préparation du festival, à mesure que tout le monde s’apprivoise en partageant les repas et en surmontant les défis techniques ensemble, et que les connivences vont petit à petit jusqu’à permettre de se faire des retours entre artistes… voire d’étoffer une équipe sur place en embarquant des complices sur un projet ! Ce temps long en immersion, toustes ensemble, est chose rare dans les festivals, où les contacts entre équipes artistiques ne sont pas toujours la première préoccupation des organisateurices. Une artiste chevronnée souligne la qualité exceptionnelle du contact humain lors de cet événement, pour conclure : « De tous les festivals que je connais, c’est mon préféré ! ». La preuve : elle est venue en tant que bénévole, sans spectacle à présenter !

Extrait du spectacle « Jardins Intérieurs » de la cie des Sages Fous durant le Micro-festival de marionnettes inachevées © Dominic Bérubé
Marionnettes inachevées… à divers degrés
Nous avons donc le privilège de découvrir, dans ces conditions assez exceptionnelles et dans une joyeuse désorganisation que tout le monde semblait prendre avec bonhomie, sept propositions artistiques que pas grand chose ne relie, mis à part le fait qu’elle peuvent toutes se classer dans cette catégorie du « théâtre insolite » qui regroupe la marionnette, le théâtre d’objet et visuel, et plus généralement les arts associés. Il faut tout de même relever que les sept propositions de cette édition sont muettes : du théâtre garanti 100% sans texte – pour être scrupuleusement précis, on doit dire que cinq mots sont prononcés au début du premier – c’est effectivement un peu insolite…
Les projets dévoilés au public sont donc à des degrés d’avancement très divers. Cela va d’une exposition mise en scène des premiers éléments de recherche pour un futur spectacle – Radioactive, de Mafalda Silva, artiste norvégienne bénéficiant d’un programme d’échange entre les deux pays – à un spectacle presque abouti – Incarnations transitoires de Céline Chevrier, accompagnée sur scène par Zeneli Codel et assistée d’Andrea Niño et de Nancy Longchamp. Cela demande une petite gymnastique pour adapter ses attentes et son regard, mais nous découvrons ensemble dans le public que l’on peut prendre de l’intérêt – et du plaisir ! – à n’importe quel stade de maturité d’un projet. Il y a toujours au moins des pistes stimulantes, des images marquantes, une facture de marionnettes à observer. La dramaturgie n’est pas achevée ? On peut alors admirer le travail plastique, par exemple celui de Sophie Deslauriers sur Réminescence, même si Laurence Gagnon, Maëlle Le Gall et Geneviève Thibault sont là pour mettre ses tableaux méticuleusement construits en espace, en lumière et en mouvement. Son esthétique faite de natures mortes incluant branchages, têtes de poupées, marionnettes squelettiques et oiseaux chimériques marque visiblement les spectateurices.
Les artistes n’attendent donc pas nécessairement toustes la même chose de cette confrontation au public, même si on pourrait sans doute trouver un formule globale et imprécise valable universellement, comme « valider leurs intuitions ». Par exemple, les Sages Fous eux-mêmes présentent une forme inachevée d’une vingtaine de minutes, pour mettre à l’épreuve leur future création, Jardins intérieurs. Même si Jacob Brindamour, Sylvain Longpré et Jean-Christophe Canivet se retrouvent en jeu à manipuler des marionnettes d’insectes géants très expressives, l’enjeu pour la compagnie est de tester la scénographie, plutôt originale, qui a été construite pour ce projet qui ambitionne disposer le public à 360° sur le pourtour d’un espace scénique circulaire bien rempli. Tout est-il bien visible ? Quel rapport le public peut-il avoir avec les manipulateurs et les marionnettes ? Comment organiser la circulation des marionnettistes pour que personne dans le public ne soit frustré·e ?Tels sont des exemples de questions que South Miller et ses acolytes se posent.

Extrait du spectacle « Incarnations transitoires » de Céline Chevrier durant le Micro-festival de marionnettes inachevées © Dominic Bérubé
Micro-festival international et polymorphe
Par ailleurs, les œuvres présentées ne sont pas toutes à proprement parler des spectacles : certaines rentrent difficilement dans cette catégorie. À la rigueur, Les éphémères, l’impromptu poétique proposé par Barbara Mélois (avec la complicité de Pavla Mano et de Madeleine Bellefeuille), créé in situ quelques jours avant le festival, pourrait s’y apparenter. Mais beaucoup moins Radioactive, qui se présente sous la forme d’une galerie contenant la matière des recherches de Mafalda Silva, et ceci même si un prototype de marionnette y fait l’objet d’une démonstration de manipulation. Même impression du côté de Claudine Rivest, qui présent Cosmogonie domestique, exposition des quatre premières d’une série de boîtes à manipuler par les spectateurices elleux-mêmes, mettant en scène en miniature des instantanés de la vie domestique, parfois assez naturalistes et parfois joliment réimaginés. Il s’agit moins d’un spectacle au sens conventionnel qu’une exposition interactive marionnetique.
Les artistes présent⸱es ne sont pas toustes québécois⸱es. On a cité Barbara Mélois et Mafalda Silva, mais le Micro-festival de marionnettes inachevées revendique d’autres hôtes internationaux, notamment Caitlin Brzezinski & Libby Schap, venues des États-Unis pour présenter le premier acte d’un futur spectacle d’ombre, Say Mama, démonstration qu’il n’est pas besoin d’avoir un lourd dispositif pour créer une atmosphère particulièrement angoissante.
Au final, et selon le parcours dans lequel on se retrouve embarqué⸱e – la taille réduite de certaines salles obligeant à scinder le public en plusieurs groupes – on découvre toutes ces propositions dans la même soirée, même si dans un ordre qui n’était pas le même d’un⸱e spectateurice à un⸱e autre. Je ressens parfois un petit manque de temps pour parfaitement apprécier un détail sur lequel j’aurais aimé m’arrêter, et, du fait de l’enchaînement des représentations, il n’est pas toujours possible d’aller discuter avec les artistes à la sortie de leur spectacle, même si on peut toujours les retrouver plus tard au bar. Si l’organisation est parfois un peu chaotique, ce qui fait partie du charme de ce genre de soirées – les habitué⸱es de la Nuit de la marionnette en France comprendront bien ce que je veux dire –, aucun incident technique n’est venu gâcher la fête, ce qu’on peut attribuer non seulement à la qualité des nouveaux locaux, vraiment bien pensés, mais sans doute également au professionnalisme des techniciens officiant dans la Fabrique, au premier rang desquels Paul Foresto et Sylvain Longpré.
Une fois les parcours des spectateurices finis, iels s’attardent, certain⸱es longtemps, d’autres moins. Beaucoup jouent le jeu de laisser des petits mots avant de s’éclipser, autour d’un verre ou entre deux spectacles. Le brouhaha généré par 80 personnes réunies dans le petit espace du Salon de l’étrange s’estompe, la musique prend le relais. Jacob Brindamour a laissé au vestiaire son costume de scène pour passer derrière le bar : lui qui était serveur dans sa jeunesse et rêvait d’avoir dans son lieu un endroit convivial est visiblement aux anges. La musique prend graduellement le pas sur les conversations, les premiers pas de danse s’esquissent : la pression s’évacue, la première soirée du Micro-festival de marionnettes inachevées s’est bien déroulée… mais la nuit ne fait que commencer !