Ma mère c’est pas un ange (mais j’ai pas trouvé mieux), mise en scène d'Emili Hufnagel (c) Turak

Ma mère c’est pas un ange (mais j’ai pas trouvé mieux), mise en scène d’Emili Hufnagel (c) Turak

Ma mère c’est pas un ange (mais j’ai pas trouvé mieux), tel est le titre à la fois énigmatique et amusant du nouveau spectacle du Turak Théâtre. Écrit et mis en scène par Emili Hufnagel, il place un personnage de femme âgée au milieu d’une sorte de serre de verre trônant au centre de la scène, dans laquelle elle se trouve visitée par des souvenirs et d’étranges personnages. Un spectacle de marionnette beaucoup plus que d’objet, doucement barré, cousu à la façon d’un patchwork d’évocations ou d’impressions.

C’est pour moi si :

  • mon passeport est recouvert de visas pour la Turakie
  • j’aime les spectacles peu explicatifs, tout en poésie et en évocation
  • je veux que les scènes surréalistes tirées d’un pays lointain me parlent en filigrane du monde dans lequel j’habite

 

Mettre en scène le pas de côté : bienvenue en Turakie

Au début du spectacle retentit une voix off, celle d’un journaliste de radio parlant avec un fort accent de Turakie, qui reçoit et interroge une artiste fictive, au nom inaudible, pour sonder l’inspiration de son dernier spectacle. C’est évidemment un exercice de mise en abyme : Emili Hufnagel joue à mettre en scène son processus créatif, avec un ton résolument décalé, et en ne disant finalement rien de ce qui est essentiel dans sa pièce. Par la suite, cette dernière se fera très avare de mots : c’est un théâtre visuel que compose la metteuse en scène, un théâtre fait d’évocations et de métaphores auquel il ne faut pas (trop) chercher un fil narratif.

D’emblée, la scénographie propose un univers étrange, à la fois familier et bizarrement distordu. Au centre de la scène trône comme une immense serre hexagonale, dont les murs faits de grandes vitres ne cachent rien de ce qu’elle contient : un porte-manteaux, une table, un canapé de guingois… on devine un intérieur stylisé. Au mur, au-dessus de la porte, des horloges complètement folles. De part et d’autre de cette cabane de verre rehaussée, trois réverbères sont plantés, au pied desquels s’entassent tout un fourbi au milieu duquel on distingue des instruments de musique ; sur chaque poteau est accroché un écriteau portant les mentions “Voisin 1”, “Voisin 2” et “Voisin 3”.

Personnages étranges et (é)mouvants

Ce sont les trois postes auxquels se placent les trois comédiens-musiciens-manipulateurs au début du spectacle. Qui ne restent donc pas longtemps statiques, puisqu’ils vont rapidement lâcher qui sa batterie, qui sa guitare, sa basse ou son clavier, pour aller animer les différentes marionnettes qui vont infiltrer l’abri de l’héroïne de l’histoire. D’emblée, on comprend bien que ces trois bonshommes participeront à l’action : ils sont en effet vêtus d’une combinaison qui porte un visage fixé en haut de la poitrine, sous forme de masque argenté grimaçant, de sorte qu’ils se présentent d’office comme des personnages à part entière, à mi-chemin entre marionnette et masque.

La protagoniste de la pièce, une grand-mère dont on ne sait pas grand-chose sinon qu’elle a une fille qui lui écrit souvent, fait son entrée en dernier. Le comédien qui joue ce rôle silencieux est comme dans une marionnette habitée, puisque la tête du personnage est coiffée par-dessus sa tête à lui. C’est un mode opératoire souvent employé par le Turak, et qui va d’ailleurs servir vers la fin du spectacle pour d’autres personnages. L’avantage du procédé est de permettre une grande liberté de mouvements – et cette grand-mère surexcitée, qui est tout aussi susceptible de tirer au colt sur tout ce qui bouge que de se mettre à danser au milieu de sa demeure, en a bien besoin !

Patchwork poétique et un peu fou

On serait bien en peine de dire exactement ce qu’il se passe dans Ma mère… car le spectacle est précisément écrit pour ne pas être simplement narratif. A une amorce  compréhensible – une vieille femme rentre chez elle, elle subit l’invasion une invasion de rats qu’elle tente de chasser – succède une série de tableaux plus ou moins surréalistes ou extraordinaires, dont on ne sait trop s’ils constituent la réalité ou des cauchemars, s’ils sont le présent ou le passé, s’ils sont vécus ou n’existent que dans l’esprit d’un personnage dont on sent qu’il perd un peu les pédales.

Dans cet enchaînement un peu délirant, on croise beaucoup de rats : de simples têtes montées au bout de cous démesurément longs, ou des hommes-rats au torse portant costume et cravate, ou des hommes-rats bien complets et équipés d’instruments de musique – dans ce dernier cas, il s’agit des trois musiciens affublés de masques. Les rats peuvent être inquiétants, ou au contraire complètement loufoques, se lançant dans un duo comique complètement absurde. En tous cas, on comprend, à mesure du spectacle, qu’ils ne sont pas bien méchants… Il y a, au milieu de tout cela, de très belles images : l’éclosion d’un certain oeuf, une symétrie attendrissante entre fille et mère… La conception des marionnettes et surtout des masques porte très clairement la patte du Turak.

En filigrane, un personnage touchant

Au final, le spectacle s’achève sur une note plutôt optimiste, mais, par l’addition d’indices disséminés et de métaphores esquissées, on est dominé par une impression de solitude. Ce personnage principal de femme âgée semble bien seule et bien isolée, même s’il est suggéré que c’est en partie de son fait. Cette personne, qui a possiblement un peu perdu la tête, qui est possiblement un peu dangereuse, traverse ses journées tant bien que mal, et il y a là, de manière sous-jacente, une détresse qui ne se dit pas mais qui n’en est pas moins touchante.

Le pendant de cette thématique de la solitude est la sensation d’enfermement. L’enjeu de ce personnage semble être de se retrancher entre les murs de sa demeure, et d’éviter à tout prix que qui que ce soit d’autre n’y entre. L’ouverture progressive de la serre est un accident qui n’est pas de son fait et ne semble pas la ravir ! Les vitres, paradoxalement, sont à la fois une barrière entre un intérieur et un extérieur, en même temps qu’elles laissent tout voir de ce qu’il se passe dans le logis. En pointillés, on a donc aussi l’idée du rejet de l’autre, et on sait bien que le rat est une figure-repoussoir qui suscite instinctivement le rejet chez la plupart des gens… On y verra une métaphore renvoyant à plusieurs débats sociétaux, sans que le spectacle ne se fasse jamais didactique ou moralisateur.

C’est encore à un beau voyage en Turakie que nous convie le Turak Théâtre, sous un mode assez psychologique puisque c’est l’angle que développe Emili Hufnagel depuis Chaussure(s) à son pied. Mélange d’étrangeté, de poésie et d’humour, Ma mère… invite à traverser une richesse palette d’émotions.

Le spectacle sera en décembre à la Maison de la Culture de Bourges, en janvier 2024 à la Scène Nationale Carré-Colonnes, en mars au Cratère, Scène Nationale d’Alès puis au Théâtre Molière Sète, Scène Nationale Archipel de Thau et enfin à l’Espace Paul Jargot à Crolles… mais il n’est pas exclu que le calendrier de tournée s’enrichisse !

 

GENERIQUE

Écrit et mis en scène par Emili Hufnagel
En complicité avec Michel Laubu
Avec Patrick Murys, Charly Frénéa, Simon Giroud, Audric Fumet
Musique Pierrick Bacher (composition), Frédéric Jouhannet (adaptation)
Création Lumière Pascal Noël
Régie son Hélène Kieffer
Construction masques, marionnettes et accessoires de Michel Laubu avec Charly Frénéa, Yves Perey, Audrey Vermont, Géraldine Bonneton, Marlena Borkowska
Costumes de Emili Hufnagel avec Audrey Vermont
Construction du décor par les ateliers de la Maison de la Culture de Bourges
Administratrice de production Cécile Lutz
Chargée de production Patricia Lecoq
Merci à Laetitia Dermaux, Denis Plassard, Hélène Cancel, Olivia Burton

Visuel © Turak