Avec Les Vagues, Elise Vigneron (cie Théâtre de l’Entrouvert) revient à la scène pour se confronter, de nouveau, à un texte réputé difficile : Virginia Woolf ne se révèle pas plus clémente que Maeterlinck, que la metteuse en scène avait adapté dans L’Enfant (notre critique). Créé au Théâtre Joliette, vu à l’Espace Oloron CNMa, le spectacle, encore jeune, est de l’espèce contemplative : cinq marionnettes de glace, cinq marionnettistes, cinq soliloques qui se croisent pour dessiner une image abstraite de la condition humaine.
Chœur crépusculaire et esthétique du noir
A l’entrée du public, le plateau est plongé dans une sorte de brouillard. Pas de rideaux pour le dérober à la vue, et pourtant on n’en distingue presque rien. On devine que tant de ténèbres ne peuvent que signaler une black box, une cage de scène entièrement noire, mais on ne voit pas les murs, et on ne devine guère que deux choses : un cadre qui semble posé au sol sur scène, et un objet vaguement cubique, peut-être une armoire métallique, qui se tient dans les ombres au lointain. Ce premier contact est assez représentatif, en fait, de la mise en scène : une esthétique au noir, extrêmement dépouillée, dans laquelle la périphérie de la scène est noyée dans l’obscurité, ce qui la rend sans limite et sans horizon, dans une indétermination spatiale (et temporelle) qui la situe aux confins du monde – on peut même se figurer qu’on est en dehors, quelque part dans des limbes indéterminées.
Une boule de glace au bout d’une longe entre en scène, passe et repasse, oscille sous les yeux du public. A peine s’est-on habitué à son mouvement qu’elle se détache et qu’elle se brise au sol, pulvérisée en cent morceaux qui s’éparpille sur le cadre étanche qui s’avérera être un miroir d’eau qui se remplira à mesure de la représentation. La lumière révèle une armoire frigorifique au lointain, et les cinq marionnettes à taille humaine qui y sont entreposées, perçues comme des objets inertes mais déjà troublants du fait qu’elles sont habillées avec des vêtements parfaitement réalistes. Elles semblent avoir attendu de toute éternité que les manipulateur·rices soient prêt·es à raconter leur histoire. Avec de grandes précautions, les cinq interprètes les sortent de leur cercueil glacial et les présentent face public. Commence alors un travail de chœur, chœur à cinq marionnettes au début de la pièce, mais chœur de dix présence parfois quand les marionnettistes elleux-mêmes se mettent en jeu aux côtés des personnages de glace.
Marionnettes instables, métaphores de la finitude
Les marionnettes, comme on pouvait s’y attendre, sont donc faites de glace, le matériau d’élection d’Elise Vigneron. Il ne s’agit pas d’une redite de ce qu’elle avait travaillé précédemment : remettant inlassablement son équipe à l’ouvrage, elle creuse les possibilités techniques et poétiques de l’eau sous forme solide. Le changement d’échelle tenté ici, avec des marionnettes à taille humaine, a contraint l’équipe d’Arnaud Louski-Pane et de Vincent Debuire à trouver de nouvelles façons de faire pour éviter que les marionnettes ne se brisent sous leur propre poids. C’est pour cela, notamment, que leur glace est creuse, en plus de faciliter le processus de solidification.
Les propriétés poétiques et métaphoriques du matériau conviennent très bien à la façon dont Elise Vigneron aborde cette pièce. Le passage du temps y est central, et il est évident que la transformation rapide et manifeste des marionnettes, qui, à mesure qu’elles se réchauffent, fondent et gagnent en transparence, incarne concrètement l’écoulement des heures. Il y a également une forte présence de la mort ou du moins de la finitude dans l’œuvre, et cette matière très impermanente, vouée à disparaître, et entre-temps très fragile, convient bien à cette mise en valeur du caractère éphémère des corps. « Rien n’est stable dans ce monde », dit l’un des personnages : surtout une marionnette de glace, et surtout quand elle est suspendue, et donc se trouve en permanence exposée au péril de la gravité. Cette tension permanente induite par la possibilité de la chute rappelle qu’Elise Vigneron débuta sa carrière comme circassienne : c’est un ressort dramaturgique qui ne lui est pas étranger.
Manipulation et construction de la confusion
La manipulation se fait majoritairement avec des fils longs, dispositif qu’Elise Vigneron explore depuis ANYWHERE (notre critique), le premier spectacle de la compagnie. Cette manipulation distante produit des effets particuliers : en jouant sur la lumière, on peut donner une apparence d’autonomie renforcée à la marionnette, puisqu’elle semble s’animer seule si le·la marionnettiste est dissimulé·e dans les ombres. Tout aussi bien, il peut y avoir une connexion forte entre les mouvements de la marionnette et ceux de la personne qui l’anime : selon la façon dont les fils sont tenus, et pour peu que la marionnette soit anthropomorphe, grande, et qu’elle ait un poids, ce qui est le cas ici, il s’établit un parallèle troublant entre le corps qui manipule et le corps qui est manipulé, créant un parallélisme qui renforce la confusion entre les deux, et amplifie l’effet de double.
Les marionnettistes s’engagent aussi corporellement dans la manipulation. L’échelle des marionnettes, proche de celle de leur propre corps, invite au contact. C’est ainsi que les interprètes peuvent se retrouver à manipuler en prise directe, voire prennent parfois le poids de la marionnette directement sur elleux. Ces contacts, qui peuvent avoir un côté sensuel, sont également destructeurs pour la marionnette, qui fond plus rapidement quand elle prend la chaleur du corps humain, surtout après qu’elle ait été débarrassée de ses vêtements. Ces embrassades mortelles prolongent encore la confusion entre corps de la marionnette et corps du·de la marionnettiste.
L’individu noyé dans l’indistinction
Tout est fait, dans cette adaptation des Vagues, pour que l’individu finisse par se dissoudre dans le groupe, voire dans le paysage. Il ne faut pas chercher à retrouver ici l’exacte transcription de l’œuvre de Virginia Woolf : sans doute est-il impossible de rendre compte, sur scène, de la complexité de l’écriture littéraire, qui brouille la frontière entre poème et prose, et que l’autrice elle-même qualifiait de « playpoem ». Elise Vigneron s’empare de ce qui sert son propos, et resserre, avec l’aide dramaturgique de Marion Stoufflet, sur ce qui l’intéresse : des personnages qui parlent sans cesse les un·es des autres mais n’entrent jamais en dialogue, qui sont moins des individualités réellement autonomes que différentes facettes d’une même entité collective, fondue dans un continuum accueilli par un paysage marin.
En toute logique, la mise en scène brouille donc les pistes, et efface graduellement les frontières entre les personnages. D’abord vêtus, et manipulés par un·e marionnettiste attitré·e, avec des traits distinctifs peints sur le visage, ils glissent inexorablement dans l’indistinction. Les vêtements sont retirés, le maquillage coule, les voix se mélangent, les marionnettistes manipulent à plusieurs la même marionnette… Il devient finalement impossible de distinguer les marionnettes les unes des autres, ou de suivre quel personnage prononce quelle réplique, et, au demeurant, les paroles sont alambiquées, leur sens est obscur, de sorte que l’on ressent peu la différence. « Nous sommes un territoire sans substance », dit l’une des voix ; et, de fait, tout le sens de la pièce pourrait être celui-ci, du retour inexorable de la matière à la grande soupe de molécules commune ou plus poétiquement à l’univers, métaphorisé par la fonte de la glace qui rejoint le miroir d’eau, tel un paysage-monde où tout est réabsorbé.
Mise en scène mystique de l’impermanence
Il semble que, au premier degré, Elise Vigneron ait voulu montrer un groupe d’ami·es qui se racontent en parallèle : chaque interprète utilise sa marionnette pour évoquer l’enfance et l’adolescence du personnage, le Moi du passé, pour ensuite se mettre en jeu à la place de l’objet quand la narration se fait finalement au présent. C’est une convention un peu brouillée par la manipulation collective des marionnettes, mais elle est classique. Les marionnettistes qui endossent les rôles en jouant sous les marionnettes suspendues au-dessus de la scène forment une belle image : au risque de la chute d’un morceau de glace, iels se tiennent dans l’ombre du signe funeste de leurs doubles pendus et inertes, comme préfigurant leur mort. On est alors comme dans une forme exacerbée du « parler-pour » théorisé par François Lazaro : les personnages, d’abord marionnettes, sont finalement remplacés par les comédien·nes de chair, qui viennent prendre la place de ces dernières et les représenter.
Au final, cette adaptation des Vagues ressemble à une cérémonie qui pourrait nous réconcilier avec notre finitude. A mesure du passage du temps, les marionnettes ne sont plus que l’ombre d’elles-mêmes, brisées et déjà à moitié fondues. Les marionnettistes continuent de les faire évoluer sur un plan d’eau, comme des demi-cadavres errant dans un cimetière où affleurent encore les restes de la marionnette de Rhoda, qui s’est suicidée. Iels sont comme une conscience ou une âme qui persiste, après que les corps soient tombés en ruines. L’arrivée d’une nuée d’oiseaux noirs, placés un à un sur le sol avec une grande précaution par l’une des comédiennes-manipulatrices, renforce cette dimension cérémonielle. Il y a, dans ce mouvement, une considération pour l’objet, une conscience de la dimension sacrée dont il peut se charger.
Cette fin très sombre, très symbolique, peu conforme aux codes d’une narration classique atteignant une conclusion à la fin du dernier mouvement, laisse le public dans un état de suspension qui se traduit par un long moment de silence après le noir final, comme si la pièce n’avait pas réellement de fin et se diluait juste dans la réalité plus large du monde.
Une pièce-paysage, symboliste et contemplative
On comprend à tout ce qui précède que Les Vagues, dans cette mise en scène, est une œuvre expérimentale : non narrative bien que riche en texte, plus intuitive que logique, dotée de faux personnages qui finissent par se confondre, elle demande une réceptivité et un lâcher-prise particuliers. Ici, c’est le paysage, métonymie de l’univers tout entier, qui est finalement le protagoniste central. La lumière sert d’ailleurs, tout au long de la pièce, à restituer l’impression du passage d’une journée : ainsi, lorsqu’un personnage déclare « A midi le soleil brûlait », des quartz orientés vers la salle s’allument pour projeter une lumière aveuglante, semblable au soleil de midi, sur le public.
Une grande attention a été portée aux sons, qu’ils se produisent au plateau ou aient été enregistrés. Pour les premiers, la glace craque de façon audible, et le moindre choc sur les marionnettes rend un bruit immédiatement reconnaissable. Dans une certaine mesure, on peut d’ailleurs se demander si une partie du mouvement n’a pas été chorégraphiée pour étoffer la présence de la glace en faisant entendre ce son caractéristique. Pour ce qui est des seconds, l’immersion est subtile mais constante : dès l’entrée en salle, de lointains bruits recomposant l’atmosphère sonore d’une côte sauvage viennent composer un paysage de sons qui contribuent à l’ambiance. Vent, ressac, ils ont été captés sur une île norvégienne, et ils ont une âpreté, une qualité brute et minérale qui conviennent bien au côté formel et froid de la pièce.
La distance jusqu’à la rupture
Ce caractère formaliste de la mise en scène, qui évite à tout prix le moindre soupçon de réalisme, constitue un parti-pris qui peut un peu dérouter. Particulièrement, les événements affleurent dans le flot de paroles venant des personnages, ont un caractère dramatique – il y a un décès puis un suicide – qui ne semble presque pas accusé dans les actes ou dans le discours. Cette dissociation forte est amplifiée par le jeu très retenu des comédien·nes qui mettent peu d’émotion dans leur incarnation. On comprend que cela sert l’intention de la metteuse en scène, mais cela maintient fortement le public à distance, en interdisant toute possibilité d’empathie.
La pièce joue sur des oppositions très sensibles – le couple douceur/violence, le couple attention/destruction – mais elles restent abstraites, comme inopérantes. On sent que l’on assiste à quelque chose qui tient d’une forme de sacralité. Il y a dans Les Vagues un souffle mystique qui passe, quelque chose de l’âme du monde ou de l’univers, et la volonté est de montrer à quel point cela transcende les contingences humaines. Mais l’absence d’identification empathique aux personnages et la construction dramaturgique sans grandes modulations – rythme lent, écriture en flot de conscience qui sature l’espace d’attention de paroles – rend la pièce ardue car monotone. Il s’agit sans doute d’un parti-pris, mais qui, nous semble-t-il, rend possiblement la tâche du·de la spectateur·rice plus difficile qu’il n’en était besoin.
Les Vagues bénéficie d’une longue tournée en 2024, dont plusieurs passages par la région parisienne, dont une série au Théâtre de la Tempête.
GENERIQUE
D’après Les Vagues de Virginia Woolf
Mise en scène et scénographie Élise Vigneron
Avec les interprètes Chloée Sanchez, Zoé Lizot, Loïc Carcassès, Thomas Cordeiro, Azusa Takeuchi (en alternance avec Yumi Osanai)
Manipulateur scénique Vincent Debuire
Dramaturgie Marion Stoufflet
Direction d’acteur Stéphanie Farison
Regard extérieur Sarah Lascar
Création sonore Géraldine Foucault et Thibaut Perriard
Oreille extérieure Pascal Charrier
Création lumière César Godefroy
Régie plateau Max Potiron ou Marion Piry
Régie générale Marion Piry
Construction des marionnettes Arnaud Louski-Pane assisté de Vincent Debuire, d’Alma Roccella et Ninon Larroque
Assistant à la mise en scène Maxime Contrepois et Sayeh Sirvani
Fabrication des marionnettes de glace Vincent Debuire ou Louna Roizes
Construction d’objets animés Vincent Debuire et Élise Vigneron
Scénographie et construction Vincent Gadras
Construction d’éléments scéniques Samson Milcent et Max Potiron
Costumes Juliette Coulon
Costumes marionnettes Maya-Lune Thiéblemont
Régie son Camille Frachet ou Alice Le Moigne
Régie lumière César Godefroy, Tatiana Carret ou Aurélien Beylier