Les lettres de mon père de la cie Gare Centrale © Hervé Dapremont

Les lettres de mon père cie Gare Centrale (c) Herve DAPREMONT

Les lettres de mon père de la cie Gare Centrale © Hervé Dapremont

Le Festival mondial des théâtres de marionnettes programmait les premières mondiales du spectacle Les lettres de mon père de l’artiste Agnès Limbos (cie Gare Centrale). Le matériau de base en est tout simple : une archive documentaire, les lettres que le propre père de l’artiste lui envoyait quand elle avait 8 ans et que ses parents étaient à des milliers de kilomètres d’elle, en mission dans ce qui était le Congo belge. Un théâtre visuel où les symboles sont maniés avec force et subtilité, pour venir en contrepoint de ces paroles vieilles d’un demi-siècle.

C’est pour moi si :

  • j’apprécie qu’un spectacle ne livre pas tout, tout de suite, et que des clés apparaissent en y repensant plusieurs jours après
  • j’aime l’humour noir
  • je m’intéresse au sujet de l’héritage colonial

 

Le travail de mémoire d’une fille de colon

Lettres de mon père est un spectacle de mémoire : mémoire collective en embuscade derrière la mémoire individuelle, où l’exhumation des souvenirs ne révèle pas que de belles choses. Agnès Limbos opère sous l’œil d’elle-même, et sous celui du public : l’enfant de huit ans qu’elle a été est presque constamment présente sur scène, représentée par une marionnette plutôt naturaliste, installée dans un fauteuil rouge. Il y a du monde, sur ce plateau : Agnès Limbos, l’artiste qui déroule le fil d’un spectacle millimétré, qui joue Agnès à 70 ans, un personnage autofictionnel un peu perdu au milieu de ses souvenirs, qui tente le dialogue avec Agnès à 8 ans, qui elle reste muette et essentiellement passive. Une sorte d’auto-psychanalyse où l’artiste part à la pêche aux symboles dans son passé… dimension psychanalytique qui finit d’ailleurs par être mise en scène quand Agnès Limbos s’allonge en travers du fauteuil rouge et raconte des rêves peuplés de mygales et de crocodiles.

Ces éléments exotiques ne sont pas là par hasard. A mesure que l’artiste livre les souvenirs de son enfance dans la campagne wallonne, coincée entre le « château des enfants débiles » et l’église où officie son oncle curé, le Congo s’invite dans le récit. Les parents d’Agnès sont en effet à Léopoldville, dénomination de Kinshasa du temps de la colonisation belge. Dans les lettres qui parviennent à la jeune Agnès – « J’ai huit ans et j’attends comme toues les semaines une lettre de mon père. » – qui est terrifiée par la séparation et par l’idée qu’elle pourrait devenir définitive – « Les crocodiles ça mange de tout ça mange surtout des parents. » –, le père et la mère multiplient les injonctions à prier, à bien travailler à l’école, à bien se comporter, à offrir sa souffrance à Jésus… Toute la rigidité d’une éducation religieuse et obsédée par la norme s’y incarne. Y sont mêlées des aperçus de la vie du colon blanc persuadé d’apporter la civilisation et la vraie religion à des êtres humains qu’il considère avec ce qu’il pense être une bienveillance, mais qui est en réalité une condescendance raciste.

 

L’objet, partie intégrante d’un montage visuel et auditif

Ce bout-à-bout d’extraits de correspondance est entrecoupé par des apartés de l’Agnès de 70 ans avec le public, qui livre quelques souvenirs de la vie de sa fratrie en Belgique. Ponctuellement, cette narration fragmentaire de l’histoire de la famille Limbos s’efface pour faire place à quelques archives sonores, qui viennent replacer le contexte historique qui échappait à l’enfant d’alors. La bande son participe par ailleurs à distiller des indices qui viennent contredire le discours rassurant tenu dans les lettres : pendant plusieurs minutes, par exemple, des coups de feu retentissent en fond sonore pour rappeler que, derrière une façade de normalité, les parents sont bel et bien en train de faire l’expérience d’une guerre de libération.

Les interruptions viennent aussi du passage de tables roulantes, qui traversent l’espace de la scène toujours selon le même chemin : cour, face, jardin avant de retourner en coulisses. Si le personnage d’Agnès 70 ans s’inquiète au début du spectacle qu’il n’y ait pas de table sur scène, c’est parce qu’elle prépare son effet : Agnès Limbos est une grande dame du théâtre d’objet, qui trouve souvent des astuces pour éviter de rester bloquée derrière une table à manipuler. La solution adoptée ici est ingénieuse : ces plateaux roulants portent des décors miniatures comme autant de souvenirs incarnés, paysages intérieurs qui sont offertes au regard au fur et à mesure qu’ils sortent des recoins de la mémoire. On y verra des choses aussi belles que glaçantes, la station la plus longue et la plus réussie étant une table creuse remplie de terre où l’artiste déterre les souvenirs enfouis, qui vont des plus innocents aux plus horribles.

Les moments d’utilisation des objets ne sont pas si nombreux – et ils n’en sont que plus chargés et significatifs. C’est avant tout un spectacle de théâtre, même si très évidemment d’une forme de théâtre très visuel, et qui emploie, entre autres éléments, des objets et une marionnette. Comme à son accoutumée, Agnès Limbos manie avec une efficacité redoutable un humour pince-sans-rire qui ne rechigne pas à aller dans des endroits très sombres. Diction nette, intention claire, vraie présence scénique : au-delà de la précision dans le maniement de l’objet, au-delà de la capacité à s’effacer derrière lui en une seconde, l’artiste est une excellente comédienne. Son jeu très distancié, peut-être presque froid, peut éventuellement dérouter étant donné la charge émotionnelle contenue dans le matériau ; mais c’est un parti-pris de jeu qui permet de laisser une place maximale aux images, et à l’intelligence des signes donnés.

 

Regarder la domination en face, avec la distance de l’humour

Au final, la correspondance paternelle, que la mise en scène révèle dans ce qu’elle a de plus dérangeant, finit par donner l’envie de faire un parallèle. Entre l’oppression raciste déguisée en bienveillance et l’éducation rigoriste des enfants, il y a des points communs : une vision traditionaliste et dogmatique du christianisme, et deux systèmes de domination articulés autour de la figure de l’homme blanc, tout-puissant dans son foyer comme dans les colonies. Agnès Limbos restitue le choc intime de cette révélation en l’enfouissant sous quelques couches de métaphores, qui restent longtemps en tête et distillent leurs messages sur le temps long. Au final, le spectacle dit la possibilité de prendre de la distance par rapport à son héritage, à force de le regarder en face : la figure récurrente d’un papillon qui vient visiter Agnès est le symbole de la liberté et de la beauté, qui peuvent tout de même la visiter – cela finira par s’incarner au plateau par une image surprenante, peut-être même un peu maladroite dans son exécution.

Agnès Limbos tourne sa création d’une telle manière qu’alors même qu’elle semble n’y parler que d’elle, elle atteint une réflexion à portée universelle. Ce n’est pas un spectacle autocentré, mais une invitation à l’introspection chez chacun et chacune, voire dans la société toute entière. Il n’est pas inutile de présenter en France un spectacle si finement construit, capable de replacer le public devant le passé colonial des pays européens, et devant l’indiscutable vérité que nous sommes toutes et tous les héritiers et héritières, entre autres, d’ancêtres esclavagistes, racistes et colonisateurs.

GENERIQUE

Conception, écriture et jeu : Agnès Limbos
Témoin privilégié et dramaturgie : Olivia Stainier
Accompagnement artistique : Sabine Durand
Création lumière et aspects techniques : Nicolas Thill, Joël Bosmans
Création sonore : Pierre Kissling
Costumes : Françoise Colpé
Constructions : Val Macé
Contribution chorégraphique : Nicole Mossoux
Production : Julie Feltz

Visuel : Les lettres de mon père de la cie Gare Centrale © Hervé Dapremont