La Tempête de Caliban de la cie Pupella-Noguès © Morgane Faure

La Tempête de Caliban de la cie Pupella-Noguès © Morgane Faure

La compagnie Pupella-Noguès présentait au festival Marionnettissimo sa nouvelle création : La tempête de Caliban, une adaptation pour un comédien accompagné de pas mal d’objets de I, Caliban du dramaturge Tim Crouch. Ce seul en scène chahute le point de vue habituel sur cette histoire, et permet au public de retraverser La Tempête de Shakespeare en recentrant le récit sur un personnage secondaire, mal-aimé, dont l’infériorité a été décrétée par Prospero. Une prouesse d’acteur au service d’un texte intelligent, avec quelques choix de mise en scène à clarifier.

C’est pour moi si :

  • je trouve que les héros ont bien peu de considération pour les personnages secondaires, et qu’il faut que cela change !
  • j’aime les monologues forts portés par un interprète juste et engagé
  • j’aime traverser différemment Shakespeare à la faveur de réécritures intelligentes

 

L’envers de La Tempête ou le récit du dominé

La Tempête inspire : la compagnie TAC TAC s’y est risquée cette année, dans une adaptation du récit qui mêle le présent du narrateur à l’histoire shakespearienne. Ici, il s’agit d’une réécriture complète sous la plume de Tim Crouch, qui respecte les événements et personnages de la pièce originelle, mais transfigure le récit en modifiant le point de vue adopté. On suit donc – comme le titre l’indique – le personnage de Caliban, qui témoigne de ce drame qui a secoué son île avant de l’y abandonner. C’est l’histoire d’un personnage secondaire qui prend la parole, le récit du dominé qui, une fois les stars sorties de scène, raconte ce qu’il a vécu.

Ce parti-pris dramaturgique marche magnifiquement : Caliban, personnage grotesque et monstrueux aux yeux des « civilisés », a internalisé leur regard dépréciatif sur sa personne puisqu’il se décrit comme « moche » et se compare à « une vieille tortue ». Il s’avère finalement touchant, et proche de nous, ce qui, par contraste, révèle l’endroit de la vraie monstruosité : celle des personnages principaux, dépourvus d’empathie pour les « second rôles » qui sont juste bons à les faire valoir. Le despotisme et la cruauté de Prospero sont révélés dans une lumière crue. C’est une écriture qui prend le parti des petits et des dominés, pour leur rendre leur humanité et leur dignité – cela n’est pas un procédé nouveau, mais cela réussit ici très bien. Il n’est pas inintéressant de noter que cette réhabilitation ne bénéficie qu’au seul personnage de Caliban : Ferdinand ou Miranda par exemple sont traités comme des objets de moquerie, et n’ont pas droit à cette même restauration de leur dignité.

 

Prouesse d’acteur pour un personnage pathétique

Ce récit posé au plateau apparaît sous la forme d’un long monologue : Caliban prend le public à témoin d’une histoire qui l’a laissé seul et traumatisé, survivant d’une invasion dont les enjeux lui étaient étrangers mais ne lui en causaient pas moins du tort. De là à voir dans ce récit une allégorie de la colonisation, il n’y a pas loin – et c’est une dimension de la pièce qui n’a pas échappé à Joëlle Noguès et à Giorgio Pupella. Pour autant, Tim Crouch a écrit une dramaturgie très fine, avec une vraie progression du récit et une dose salvatrice d’humour.

Ce récit des péripéties de La Tempête et des aventures – souvent malheureuses – de Caliban est porté par Léo Smith (en alternance, puisqu’Antoine Raffalli endosse aussi ce rôle). C’est un tunnel, une prouesse de comédien qui doit arriver à donner vie à toute une galerie de personnage, restituer la réalité insulaire du cadre dans lequel ils évoluent, et donner à sentir les nuances de Caliban lui-même, personnage simple qui décrit sa solitude, les mauvais traitements infligés, la volonté de rejeter le joug sous lequel il est mis tout en étant paralysé par la peur inspirée par celui qui le domine. Le comédien est brillant : débordant d’énergie, dans un jeu corporel très engagé, il campe un Caliban que les événements traversés ont bouleversé jusqu’à l’amener au bord de la folie.

La petite salle de représentation où le public était installé aux pieds du comédien n’était pas la plus adaptée pour ce jeu intense qui aurait gagné à être mis à distance, mais telles sont les conditions de représentation en festival. Il faut dire, néanmoins, que les choix de direction d’acteur ne ménagent pas suffisamment de respirations, de plages de calme où le public pourrait digérer le récit et le comédien pourrait amener de la nuance, de façon à faire sentir tout le pathétique du personnage, en finesse en sans caricature.

 

L’objet et la magie au service d’un univers

Pour s’accompagner, le comédien bénéficie d’un cortège de marionnettes et d’objets, depuis des (faux) poissons dont il arrache les entrailles à pleines dents, tel l’animal qu’on lui a appris à être, jusqu’aux naufragés napolitains échoués sur l’île qui sont représentés par des sortes de pantins en bois montés sur un ressort flexible qui leur donne un mouvement ridicule. Tous les personnages sont traités de cette manière diminutive et grotesque, sauf Prospero, le maître terrible, qui est symbolisé par une paire de bottes noires qui prennent une proportion démesurée par rapport au reste des objets, et Ariel, un esprit qui n’est matérialisé que par une lumière et les sifflements qu’il émet. A part Prospero, qui est traité pour avoir une vraie présence, le statut des objets reste un peu flou : même les marionnettes ne jouent pas vraiment, et semblent pour l’instant davantage des accessoires dont le comédien s’aide pour figurer le récit, que de véritables vecteurs de l’histoire.

Pour compléter, le spectacle utilise quelques tours de magie, car cette dernière est centrale dans la pièce de Shakespeare, et La tempête de Caliban la détourne en ménageant au milieu de la représentation une parenthèse qui voit le personnage proposer des tours d’apparition-disparition de balles au public. C’est une façon de commenter le récit – les pouvoirs de Prospero ne tiennent-ils qu’à ce que les autres personnages en perçoivent ? – et de prendre de la distance par rapport au drame, une manière d’amener le théâtre dans le théâtre et de renforcer l’idée d’un récit fait au présent, les yeux dans les yeux, par un Caliban qui est là et qui se confie au public. Et, en même temps, cela charme les plus jeunes membres du public.

 

Des choix de mise en scène à clarifier

La mise en scène de La Tempête de Caliban est resserrée autour d’une table dans laquelle sont ménagées des trappes qui permettent au comédien-marionnettiste d’aller à la pêche aux objets. Cet élément scénographique unique et imposant donne une métaphore visuelle efficace de l’île. Élément dont on a le sentiment qu’il est dispensable, un aquarium portant une miniature de bateau entre en scène pour figurer l’arrivée et le départ des napolitains, mais ne reste pas sur le plateau : le dispositif n’est pas bien esthétique, et le récit peut aisément se passer de lui.

A cour, un bruiteur – qui n’est autre que Giorgio Pupella – se tient sous un costume qui le transforme en un amas d’herbes ou d’algues animées, dont le côté assez risible va bien avec le ton ironique de la pièce. Il crée une partie de la musique en direct à l’aide de percussions, chante, et donne une voix à l’île en lui donnant ses sons, entre mer et forêt. Il semble que le statut dramaturgique de ce bruiteur soit encore un peu indéfini : le comédien s’adresse à lui, mais son rôle dans le récit ou dans la représentation n’est pas clair d’emblée – et certains des sons produits peuvent en outre faire irruption de manière un peu forte dans la représentation. 

On a le sentiment que tout le travail de recherche sur la mise en scène de cette Tempête de Caliban, sur le statut de l’objet et du son, sont encore en mouvement et cherchent encore leur justesse et leur pertinence, mais on peut d’ores et déjà affirmer qu’il s’agit d’un texte fort, porté par un comédien qui a du talent. C’est du théâtre intelligent, et généreux, qu’on a plaisir à recevoir en tant que membre du public.

 

GENERIQUE

Mise en scène : Joëlle Noguès / Jeu : Antoine Raffalli, Léo Smith (en alternance), Giorgio Pupella / Dramaturgie : Hélène Beauchamp / Regard complice : Claire Dancoisne / Construction : Polina Borisova, Joëlle Noguès, Vincent Lahens, Bruno Vitti / Consultant magie : Davel Puente Hoces / Son et création sonore : Nicolas Carrière, Arthur Daygue (en alternance).

Coproductions et soutiens : Le Périscope – scène conventionnée arts de la marionnette, Marionnettissimo, Scène 55, Odyssud, Espace Tonkin / Soutiens : Drac Occitanie, Région Occitanie, Conseil départemental de la Haute-Garonne. Photo © Cie Pupella-Noguès, Morgane Faure