Créé au Théâtre de Laval CNMa et repris cette semaine au Mouffetard CNMa après un passage par Chatillon, Farben est la dernière création de la compagnie Espace Blanc. C’est un spectacle très soigné dans la forme, avec une esthétique sombre, et des thèmes puissants. Le passage de la compagnie au grand format se traduit par une réussite.
C’est pour moi si :
- j’aime les formes dépouillées mais extrêmement soignées
- j’ai envie de suivre une histoire intime qui me permet d’avoir accès à certains aspects de la grande Histoire
- je n’ai pas peur de me confronter à des thèmes graves
Les violences du 20e siècle, archéologie du présent
A pièce complexe, spectacle complexe. Le texte de la pièce Farben, écrit par Mathieu Bertholet, se présente comme un montage chronologique de fragments, en 124 scènes qui retracent la vie de ses deux principaux protagonistes, Clara Immerwahr, la première femme chimiste allemande, et de son mari, Fritz Haber, chercheur en chimie et pionnier dans la conception des armes chimiques. Une pièce où s’entremêlent des thèmes et des enjeux nombreux : place de la femme dans une société patriarcale, place des personnes de confession juive dans une société antisémite, dérives de la science quand elle est instrumentalisée aux fins de la guerre, aveuglement et hypocrisie de la bourgeoisie à l’aube du 20e siècle…
Le spectacle de la compagnie Espace Blanc prend de front ce matériau grave, et surimpose l’écriture visuelle au texte. Il en résulte une proposition définitivement sombre, qui sonde quelques-uns des aspects les plus rebutants de la psyché humaine. Ce n’est pas un message d’espoir, mais un rappel salutaire, un long questionnement qui réactive pour les spectateur·rices quelques questions essentielles. D’autant plus essentielles qu’elles sont brûlantes d’actualité.
Hasards de l’Histoire, ce spectacle dont la production a commencé avant la guerre en Ukraine, avant les attentats du Hamas et la riposte israélienne sanglante, s’avère d’une brûlante actualité à sa sortie. Les esprits scientifiques les plus brillants peuvent-ils s’employer à inventer des façons de tuer à des échelles de plus en plus grandes ? Jusqu’où peut-on, doit-on appuyer une guerre, et que perd-on en y collaborant ? Ce ne sont pas des questions anecdotiques, mais au contraire des interrogations fondamentales auxquelles nous devons, collectivement, continuer à nous confronter.
Commencer par la fin, archéologie d’une biographie
La représentation commence par un suicide. La dramaturgie de cette pièce propose comme une recomposition : sachant comment l’histoire se finit, le reste de la pièce peut être vécue comme une analyse, une archéologie de la psychologie de cette femme, Clara, et de ce qui l’a poussée à mettre fin à ses jours. A compter de cette exposition, la pièce se présente comme une succession de fragments, de petites scènes qui s’enchaînent comme autant de souvenirs brisés qui peut-être traversent l’esprit de Clara alors qu’elle se vide de son sang sur le gazon.
Au lever du rideau, sur la scène plongée dans l’obscurité, deux choses seulement se détachent : un visage de femme, celui de la comédienne-marionnettiste Honorine Lefetz, seul découpé dans la lumière, semble flotter dans la nuit, tandis qu’un panneau suspendu aux cintres à jardin porte le nom de la pièce : « Farben ». La précision de l’image, sa sobriété, l’utilisation du vif contraste lumière/ténèbres, tout cela préfigure l’esthétique globale de la pièce. La comédienne, équipée d’un micro, murmure son texte. Le public tend l’oreille, le silence règne dans la salle.
Tout en balayant l’assistance de son regard, comme pour mieux l’inviter à se sentir concernée, le personnage de Clara expose d’une voix douce et calme ses derniers instants : la nuit, le pistolet sur la tempe, le jardin dont l’herbe est mouillée. Cette tête sans corps qui détaille cet acte terrible avec une tranquillité totale constitue un tableau d’exposition absolument inquiétant, et cette atmosphère d’inquiétude, de certitude que sous les apparences les plus anodines se tapit l’horreur, traverse tout Farben. L’œuvre est beaucoup plus qu’un simple spectacle d’ambiance, mais il réussit très bien, entre autres, dans ce genre.
Jeu de comédien·ne et jeu marionnettique, un dialogue au noir
Pour déployer l’histoire de cette femme intelligente, pionnière, qui aspirait à œuvrer « pour le bien de l’humanité », et qui se retrouve prisonnière de la vie domestique, réduite à sa condition d’épouse, histoire qui est aussi celle du mari, aveuglé par le désir de dépasser la condition à laquelle on le réduit parce qu’il sans cesse renvoyé à sa judéité, le jeu s’articule sur deux niveaux. Ces deux protagonistes sont en effet incarnés de deux façons différentes : à la fois directement par un comédien et une comédienne, mais également par le truchement de marionnettes – marionnettes qui, en outre, sont employées pour camper tous les autres protagonistes de la pièce.
Il y a d’ailleurs une typologie des marionnettes elles-mêmes : entre le gradé de l’armée figuré par une marionnette habitée de 2,50 mètres de haut, les marionnettes portées type bunraku de 65 centimètres qui figurent Clara et Fritz, et tous les autres protagonistes qui sont réduits à leur tête grandeur nature manipulée façon muppet, il y a évidemment des jeux d’échelle mais aussi des impressions visuelles immédiates. Le gigantisme du militaire le rend inhumain et menaçant, le réalisme de mouvement des bunrakus les rend au contraire proches du mouvement humain et facilite l’identification, les têtes désincarnées de l’oncle, de la tante, des voisines, et d’un sinistre visage enfermé dans un masque à gaz, sont à la fois grotesque et terrifiantes. On doit à la talentueuse Amélie Madeline la construction de ces diverses marionnettes, à mi-chemin entre réalisme et caractère clairement artificiel, créant par cet écart un espace où s’installe le malaise.
Le jeu des quatre marionnettistes est à vue, et la frontière qui sépare l’espace de représentation entre les marionnettes et les comédien·nes est d’autant plus fine que les rôles de Clara et de Fritz glissent d’un espace à l’autre. Il y a parfois, notamment sur les masques, des effets de théâtre noir, lors desquels la manipulatrice, Blue Montagne, devient presque invisible. En règle générale, on a du mal à discerner cette dernière sur scène, ce qui ne l’empêche pas de briller, notamment dans la manipulation et la vocalisation du personnage du soldat gazé. Ses têtes de muppet sont faites pour voyager entre la caricature humoristique et la déformation cauchemardesque, et elle y parvient très bien. Globalement, l’interprétation est juste, avec notamment des nuances très fines conférées au personnage de Clara par Honorine Lefetz, mais le jeu corporel, à la création, manquait encore un peu de souplesse et de fluidité.
Un mise en scène sobre à multiples niveaux
La mise en scène de Farben par Cécile Givernet et Vincent Munsch mise sur un dépouillement qui n’est pas exclusif d’une certaine richesse. Sur le plateau, les coulisses sont à vue à cour et à jardin, on y voit aussi bien les projecteurs que les marionnettes accrochées en attente de leur manipulateur·rice. Sur scène, dans l’espace de jeu, une sorte de grand cadre de paravent à fond de scène est très astucieusement employé pour signifier différents espaces, notamment une villa et un laboratoire de recherche. Plus avant, une petite scène surélevée, comme des praticables sur roulettes, peuvent porter un fond et servent de cadre au jeu des marionnettes de Fritz et de Clara, se transformant presque en castelet. La lumière, très travaillée, aide à donner du sens et du volume à cet espace dépouillé. Cela fonctionne très bien : tout est compréhensible, et l’ajout graduel d’espaces de jeu supplémentaires permet de déployer les déplacements. Ce côté à nu, clinique, qui expose jusqu’aux os des marionnettes sous leur costume, est le signe d’un spectacle qui est comme une autopsie d’une histoire, et une autopsie de l’Histoire.
Du point de vue des conventions marionnettiques, on a dit que Clara commençait la pièce en étant incarnée par une comédienne, et, après que sa jeunesse ait été représentée en l’incarnant marionnettiquement, elle est de nouveau portée par Honorine Lefetz à la fin du spectacle. De même, le personnage de Fritz finit par être porté directement par Brice Coupey. Ces transitions interviennent lorsque les personnages, sous la pression des événements, ne sont plus capables de se contenir et de continuer à présenter le visage que les convenances sociales exigent d’eux. Ainsi, pour Fritz, la bascule intervient lors d’une déconvenue majeure : « Je n’ai pas eu le poste à Vienne », annonce Brice Coupey en entrant en scène avec la marionnette de Fritz qui pend au bout de son bras, comme s’il n’arrivait plus à la monter, comme si jouer ne lui était plus possible à ce moment de déception intense. On peut être un peu dérouté au premier abord par ce changement, mais cette bascule a du sens, symboliquement.
Reste à mentionner que la compagnie a fait un travail très précis sur le son. Ce dernier va au-delà de la musique : les bruits diffusés ont une grande importance dans la narration, notamment pour faire exister la menace de la guerre, qui sous-tend tout le spectacle, avec des bruits de combat et d’explosions faits pour préparer le public à l’horreur de ce qui est rapporté de l’utilisation des gaz sur le champ de bataille. La voix amplifiée par les micros permet d’avoir un jeu nuancé, presque intime, sans avoir besoin de “pousser” pour la faire porter loin. La musique autorise des contrastes intéressants, notamment pour faire un pont dans le temps entre notre époque – le Berlin contemporain, haut lieu des musiques techno – et celle dans laquelle se situe l’action. Tout importe, jusqu’aux claquements secs de la machine de scène faite pour indiquer le passage des scènes et donner des repères temporels, qui est comme l’horloge qui signale le passage du temps… quand elle ne dysfonctionne pas !
Ce spectacle peut se découvrir au Mouffetard – Centre national de la Marionnette à Paris du 17 au 27 janvier 2024.
GENERIQUE
Auteur : Mathieu Bertholet (Éd. Actes Sud)
Mise en scène : Cécile Givernet, Vincent Munsch
Interprètes : Brice Coupey, Cécile Givernet, Honorine Lefetz et Blue Montagne
Scénographie : Jane Joyet
Marionnettes : Amélie Madeline
Costumes : Séverine Thiébault
Univers sonore : Vincent Munsch et Kostia Cavalié
Création lumière : Corentin Praud
Régie son : Kostia Cavalié
Construction décor : ESAT Plaisir, Vincent
Munsch, Corentin Praud et Jane Joyet