EXIsTENCEs, c’est un spectacle de marionnette intelligent et bien fait, qui ne propose pas moins que de montrer qu’on peut tout aborder par cet art, même la philosophie, même des sujets comme la mort ou le sens de la vie. C’est très bien manipulé par Lucile Beaune (cie Index), cela ne se prend pas au sérieux, et c’est une excellente idée de la part du festival Marionnettissimo que de l’avoir programmé.
C’est pour moi si :
- j’aime les artistes qui ne se prennent pas trop au sérieux mais qui parlent malgré tout de Camus et Spinoza
- j’apprécie les univers loufoques, les spectacles décalés
- parfois je me demande ce qu’il y a après, et cela m’empêche de dormir
Philo, ça rime avec mario
Que faire si, alors même qu’on n’est pas philosophe mais marionnettiste, on commence à s’interroger sur le sens de la vie, on essaie de d’apprivoiser l’angoisse de la mort en lisant Le Mythe de Sisyphe d’Albert Camus ? Comment faire si on veut partager cet amour de la pensée qui permet d’aller au-delà des idées reçues, de faire commun en déconstruisant ensemble les évidences ? Comment, surtout, en faire un spectacle qui ne soit pas « chiant » ?
Tel pourrait être le point de départ de Lucile Beaune pour l’écriture d’EXIsTENCEs. Elle s’en sort avec les outils qui sont les siens : le théâtre, la marionnette, le mélange de l’image et du discours. Mais elle le fait avec une saine dose d’auto-dérision, sans s’embourber dans une tentative didactique, en partageant quelques-uns des questionnements qui l’ont mise elle-même sur le chemin des grand·es penseur·euses et quelques-unes des perles glanées dans ses lectures. L’humour, voire même la fantaisie, alliée à Schopenhauer ? Un programme ambitieux, mais qui réussit.
Les outils de la marionnettiste… et de la documentariste
Côté philo, Lucile Beaune partage donc un peu de ses lectures, mais elle ne se gêne pas non plus pour convoquer des manifestations de la vulgarisation philosophique, avec un extrait de Psychologies Magazine et une fausse émission de radio qui a des accents très France Culture. Elle mobilise aussi, comme une invitation à ce que chacun·e se sente concerné·e dans la salle, des extraits de témoignages audios issus d’un solide travail de collecte – la qualité de la captation est erratique, mais la teneur des propos, leur profondeur, l’authentique émotion qui transparaît, sont captivants.
Tout le spectacle est traversé par des marionnettes, avec un clin d’oeil malicieux à l’image réductrice – complètement dépassée, mais persistante – de la marionnette cantonnée aux spectacles pour enfants sans ambition. Après avoir lâché un « La philosophie m’a rendue chiante ! » d’entrée de jeu, l’artiste enchaîne avec un Guignol en castelet caricatural, et le spectacle finit sur un dialogue entre des marionnettes-chaussettes manipulées de façon bien cavalière. Entre les deux défilent des marionnettes de tous types – tringle, tiges, bunraku, muppet – impeccablement manipulées – phrasé clair, précision des déplacements et du rapport à la manipulatrice – pour incarner autant de personnages hauts en couleur, qui sont autant de prétextes à soulever des questions : le nain ambitieux qui se crève à la mine, le squelette incomplet et dépressif, le coussin philosophe sont quelques exemples de ces personnages incongrus et réjouissants. Leur facture, signée Polina Borisova, est très belle.
Allier un dinosaure qui chante et du fond
Et puis la pièce est traversée par un dinosaure qui s’exprime, au choix, par des rugissements ou par des arias d’opéra. On dit lui reconnaître également un certain talent au piano. Cette marionnette habitée est en fait Valentine Martinez, qui amène une musique jouée en direct, doublement décalée par rapport à son personnage et à la teneur globale du spectacle. Il ne s’agit pas d’une idée loufoque et un peu gratuite pour n’être pas seule sur scène : Lucile Beaune utilise la figure du dinosaure – d’abord montrée sous forme de fossile – comme métaphore de la disparition, ce qui lui permet avec humour de rappeler en permanence son questionnement fondamental qui est celui du sens d’une vie dont on ne sait rien avec certitude sinon qu’elle se finit par la mort. En même temps que cela met en abîme la question de la spécificité de l’esprit humain qui ne peut s’empêcher de penser – « Qui ne s’interroge pas est une bête, » selon Schopenhauer, cité fort à propos.
La mise en scène gravite autour d’un canapé tendu d’un très joli tissu imprimé jungle, qui va très bien avec le T-Rex jaune qui se balade sur scène entre deux arpèges. Un peu partout autour sont disposées des boîtes dont sont tirées les marionnettes, un four, du sable, en bref tout un fourbi qui vient illustrer le propos. Cela donne un plateau un peu encombré, ce qui exige qu’il soit assez grand plateau pour pouvoir « respirer ». La pièce fait des allers-retours constants entre des interrogations graves et des saynètes drôles ou absurdes qui ne sont finalement qu’une façon de se ressourcer pour retrouver l’énergie de plonger. On regrette juste un peu que le curseur n’ait pas été poussé un peu plus loin dans l’énergie mise au service de ce délire, notamment un tour de chant sur « Everybody meure c’est vrai » (détournement de Everybody Hurts de REM) déjà drôle mais qui aurait pu atteindre des sommets de ridicule réjouissant. Cela aurait fait un contrepoint bienvenu à des scènes beaucoup plus contemplatives, telle l’écoute attentive des témoignages enregistrés qui, même si elle est intéressante, s’étire un peu trop dans le temps.
Malgré ces légères réserves, EXIsTENCEs est clairement un excellent spectacle, où la forme se met au service du fond pour le rendre plus digeste sans pour autant le dégrader. Dans une époque de pensées toutes faites, de postures et d’appauvrissement généralisé du débat public, cela fait le plus grand bien de croiser un spectacle qui laisse à son public matière à réfléchir. Cela nous rappelle que l’émotion n’est pas le seul étalon auquel mesurer la qualité d’un spectacle.
GENERIQUE
Écriture et conception : Lucile Beaune / Jeu : Lucile Beaune et Valentine Martinez / Mise en scène : Pierre Tual et Lucile Beaune / Regard extérieur : Jérôme Rouger / Construction de marionnettes : Polina Borisova / Construction décors : Laurent Cadilhac / Création lumière : Julien Barbazin / Création sonore : Eve Ganot et David Hess / Costume : Sophie Schaal et Sarah Caumartin / Regard extérieur magie : Pierre Moussey / Tapissière : Marie-Hélène Fer.
Photo © Fabio Falzone