Avec L’enfant mascara, la metteuse en scène Caroline Guyot – Barbaque Cie adapte pour la seconde fois un texte de l’écrivain québécois Simon Boulerice, avec une écriture scénique marionnettique. Le spectacle, qui a fait ses premières au Bateau Feu à Dunkerque en novembre 2024, sera présenté au Mouffetard – CNMa du 7 au 15 février 2025.
C’est pour moi si :
- J’aime les spectacles qui m’aident à me glisser dans la peau d’un·e autre.
- J’aime que tout objet sur scène puisse soudain prendre vie pour incarner un personnage.
- Je veux de l’émotion, qui se transmette autant par les jeu des comédien·nes que par la danse ou la musique.
Inspiré par un fait divers, sublimé par la poésie
C’est un spectacle avec de belles audaces que L’enfant mascara. Peut-être en premier lieu parce qu’il part d’un fait divers tragique, où le manque d’empathie et d’humanité le dispute à la violence gratuite, mais que la pièce réussit à sublimer en trouvant le moyen de dépasser le sordide pour que domine un message d’amour. Simon Boulerice, l’auteur, donne une voix à Leticia, la victime, et affirme chez elle le pouvoir de continuer à apporter la lumière, même dans la mort, même dans la trahison, même après l’assassinat. Dès le début de la pièce, on sait que l’irréparable a été commis : Leticia s’adresse à un « tu » dont on comprend vite qu’il est son agresseur… et pourtant on comprend également qu’elle ne lui en veut pas, et ce parti pris qui pourrait paraître naïf se révèle en fait libérateur.
Le sujet est d’autant plus délicat que Leticia est une jeune femme trans, à peine entrée dans l’adolescence. On suit, par petites touches, les moments critiques de ses premières fois, notamment la première fois qu’elle ose se maquiller pour aller au lycée, d’une discrète touche de mascara. Et la première fois qu’elle aime, démesurément, un jeune homme de son lycée, prénommé Brandon. Il s’agit donc d’aborder le récit d’une transition, en même temps que de parler d’amour. Ce dernier ne se résume pas à la fixation romantique sur ce garçon qui ne le supportera pas : on voit aussi comment l’amour tisse ses liens dans l’univers familial et amical de Leticia, qui accepte les personnes comme elles sont – notamment avec un regard très tendre sur une mère pleine de failles mais qui n’en est pas moins aimante et aimée.
L’amour d’un côté, la violence de l’autre, et Leticia au centre : cela pourrait résumer les tensions qui traversent cette création, mais cela serait presque réducteur. Le spectacle traite de la violence infligée à une personne trans, plus généralement de violence homophobe. Violence métaphorisée, la brutalité étant suggérée par les rebonds d’un ballon de basket, l’assassinat présenté sous forme d’un drap rouge qui s’étale. Mais violence présente, néanmoins, non escamotée, non tue, à laquelle pour autant on refuse le rôle de pivot central du récit. À la possibilité de la mort donnée volontairement s’oppose la vie, celle qui anime Leticia, pleine de curiosités, d’envies, d’élans, alors même qu’au présent de la narration son étoile s’est éteinte, le personnage étant déjà assassiné.
Récit fragmentaire, distance marionnettique
Cette histoire est présentée de façon fragmentaire, la vie de Leticia dans sa dernière année dispersée en saynètes qui permettent de brosser son portrait en même temps que se révèle son entourage immédiat : meilleure amie, père, mère, et puis la toile de fond du récit que constitue le quotidien au lycée. C’est une reconstitution de l’inexorable avancée vers le drame annoncé, mais ce n’est pas une enquête clinique. C’est plutôt un hommage plein de tendresse à une héroïne dont on ne peut nier qu’elle est attachante – cette célébration de la victime étant confirmée par le dernier tableau du spectacle, une image forte, presque religieuse, inattendue.
Pour porter ce texte à la scène, Caroline Guyot – qui a présenté son spectacle La princesse qui n’aimait pas au Mouffetard la saison passée (lire l’article) – a opéré des choix qui ne manquent pas de pertinence. Notamment, le personnage de Leticia n’est pas incarné par un ou une interprète attitré·e, mais au contraire donne lieu à une interprétation chorale dans laquelle la parole circule entre les différent·es artistes, qui la portent de différentes manières. Cette façon de procéder empêche la confusion entre celui ou celle qui parle pour, et celle dont la parole est entendue. Cela permet de ne pas assigner une apparence ou un visage à un être qui compte dès lors davantage comme individu, personnalité, esprit même peut-être, que comme corps. L’effet est encore renforcé par l’utilisation récurrente de voix off, qui dissocie d’autant plus la personna de la manifestation physique. On salue au passage la volonté de ne pas abandonner la langue québécoise dans l’adaptation, volonté qui va jusqu’à faire enregistrer ladite voix par une personne locutrice du Québec.
Le fait de faire appel à des objets marionnettisés renforce encore cet effet. Il y a peu de marionnettes au sens conventionnel, sauf à certains moments clés, mais plutôt des silhouettes créées à partir d’objets qui évoquent – par suggestion et par métonymie – les corps des protagonistes. Ainsi, la mère est représentée par le mannequin d’une boutique de vêtements, tandis que l’assassin, relégué dans une zone d’ombre du plateau derrière un grillage, apparaît comme un sweat dont la capuche ouvre sur un noir angoissant. L’univers scénographique est en effet construit autour des vêtements, comme une façon de renvoyer à l’articulation intérieur/extérieur : le vêtement choisi est une peau qu’on choisit de présenter au monde, tout comme, à l’inverse, les apparences ne sont parfois pas en accord avec la réalité intime cachée sous la carapace extérieure.
Vocabulaire hybride, émotions en pagaille
La mise en scène ne se réduit pas à un seul langage artistique. Au contraire, Caroline Guyot construit sa représentation d’une façon composite, presque impressionniste, qui fait écho à la dimension chorale de la mise en voix. Aussi fait-elle appel de façon importante à la musique ou à la danse. Côté musique, on navigue entre plusieurs univers musicaux, avec deux musicien·nes en scène, dont Camilles aka Soul of Bear, artiviste techno queer, qui amène un univers sonore moderne et sans concessions sur le plateau, d’une façon qui n’est pas courante en théâtre de marionnette. Antonin Vanneuville amène des sonorités plus pop rock, plus consensuelles. Les deux participent par ailleurs un peu au jeu : toustes les interprètes sont sollicité·es à ce niveau.
La musique est d’autant plus importante que, par moments, L’enfant mascara fait des incursions sur le terrain du théâtre musical, ce qui peut donner lieu à des scènes décalées et cocasses, comme celle ou la mère de Leticia, représentée par un mannequin animé par Simon Dusart, se lance dans un karaoké avec un enthousiasme démesuré. En outre, le texte de Simon Boulerice prend parfois la forme de poèmes, qui sont rendues au plateau sous forme de chansons. La musique est importante également parce que la danse a une place centrale dans la représentation, sous la forme du Krump, dansé par Kenza Deba. Cette forme d’expression chorégraphique explosive, très brute, donne une puissance et une expressivité considérables aux scènes dansées. On doit à cette présence de la danseuse quelques uns des plus beaux tableaux du spectacle, dont celui où elle danse sous le tissu rouge qui figure le sang de Leticia.
C’est dans cette profusion de langages artistiques que la proposition rencontrait ses limites lors de ses débuts – si l’on fait l’économie de la question de la confiscation de la parole, de savoir si la représentation d’une personne trans peut être portée par des personnes cis. Les transitions entre les différentes expressions artistiques étaient parfois un peu abruptes, et certaines scènes, peut-être amenées de façon un peu frontale, semblaient plus difficilement reçues par la salle, notamment certaines parties de chant. Il faut également signaler un parti pris intéressant qui consiste à mettre en scène la représentation théâtrale pour ce qu’elle est, en posant clairement, dès le début de la pièce, qu’il s’agit de rejouer une histoire, et non de la vivre réellement. Mais l’un des rappels faits à cette distanciation, sous forme d’une sorte de jeu de chaises musicales entre les interprètes aux deux tiers du spectacle, produit un effet bien étrange, un peu surjoué, et on a du mal à saisir ce qu’il amène à la dramaturgie.
Ce n’est pas un motif de bouder cette belle proposition : L’enfant mascara s’attache à rendre un hommage sensible à un être humain lumineux dont on oublie que les contingences de son destin ont fait qu’elle a été victime d’un crime, pour en faire une héroïne d’un genre nouveau. Une scénographie soignée et intelligemment utilisée, des interprètes qui se donnent à 200%, une écriture sensible font de ce spectacle une œuvre très recommandable.
GENERIQUE :
Adaptation du roman L’Enfant mascara de Simon Boulerice
Mise en scène : Caroline Guyot
avec Camilles Cario (Soul of Bear), Kenza Deba, Simon Dusart et Antonin Vanneuville
Adaptation en LSF : Célia Chauvière
Avec les voix de : Simon Boulerice, Mileyka Cervantes Almestar, Héloise Leblond, Sophie Labelle, Etienne et David Laferrière, Jorie Pedneault, Mathieu Turcotte, Silviu Vincent Legault
Accompagnement à la mise en scène : les élèves de l’option théâtre du lycée du Noordover de Grande-Synthe et la classe d’art dramatique du collège Reine-Marie de Montréal
Regards chorégraphiques : Hendrickx Ntela et Sébastien Peyre
Scénographie : Vaïssa Favereau, Christophe Durieux et Caroline Guyot
Création marionnettes : Vaïssa Favereau
Création costumes : Gwenaëlle Roué
Création lumières : Laure Andurand
Création Musicale : Camilles Cario (Soul of Bear), Antonin Vanneuville, Julien Guyot, et avec la participation de Jorie Pedneault et Mathieu Turcotte
Idéateur.ice.s : Geneviève Thibault, Marie-Pierre Simard, Colin St-Cyr-Duhamel
Régie générale : Christophe Durieux
Régie son et musique : Julien Guyot
Régie lumières : Fabrice David
Construction décor : Christophe Durieux et Thierry Lyoën